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Yazra’h
Le Palais des Prismes brillait comme un soleil. Plusieurs dômes avaient déjà fondu. Les faeros semblaient être partout.
Les Ildirans avaient besoin d’un chef, même si le Mage Imperator n’était pas là. Daro’h connaissait son devoir : trouver un moyen efficace de lutter contre les flammes insatiables. Celui de Yazra’h était de le garder en vie.
Elle avait traîné le Premier Attitré hors de la hautesphère, avec tous ceux qu’elle avait pu sauver. Alors même qu’ils fuyaient, le dôme du terrarium s’était changé en une lentille, de sorte que toutes les plantes et les créatures volantes s’étaient ratatinées et avaient pris feu. Le surgeon qui se trouvait au sommet du palais avait été calciné dès le premier passage des bolides ignés.
Lorsque les croiseurs de l’adar Zan’nh contre-attaquèrent au moyen de jets d’eau, Yazra’h pressa ses compagnons d’accélérer le pas. Le seul fait de respirer suffisait à ébouillanter la gorge et les poumons. Dans leurs efforts pour atteindre l’extérieur, ils coururent à travers des passages miroitants, dégringolèrent des escaliers, traversèrent des couloirs à découvert. Les trois chatisix bondissaient à leurs côtés.
Daro’h, toujours drapé dans sa couverture ignifugée, demanda :
— Pourra-t-on gagner les croiseurs ?
— Je ne sais pas… mais nous devons quitter le Palais des Prismes.
Osira’h et ses frères et sœurs avaient les yeux fiévreux. Ils affirmaient avoir bloqué le réseau combiné thisme-télien qu’ils avaient appris à tisser, mais ils semblaient toujours unis d’une façon que Yazra’h n’avait jamais vue auparavant. Comme s’ils se concentraient sur quelque chose.
— Nous devrions aller là où convergent les sept fleuves, suggéra Osira’h. Nous serons peut-être à l’abri sous terre, près de l’eau… du moins, assez longtemps pour pouvoir rejoindre l’adar.
Yazra’h agrippa l’épaule du Premier Attitré et lui indiqua un autre passage.
— Oui, faisons cela. Par là !
Elle mena sa troupe jusqu’à une entrée voûtée. L’air de la salle sentait la chair brûlée. Chaque inspiration, chargée de la vapeur dégagée par le bombardement de la Marine Solaire, les faisait suffoquer. De dangereux débris de vitres jaunes et rouges gisaient çà et là.
Les faeros décrivaient un ballet dans le ciel en expulsant des panaches de flammes incurvés pareils à des éruptions solaires. Les croiseurs de l’adar continuaient à vider leurs réservoirs, dans l’espoir d’éteindre les bolides ignés. L’un d’eux tomba dans la ville, tel un charbon détrempé. Les yeux de Yazra’h la brûlaient dès qu’elle tentait de regarder le spectacle.
Des centaines de gardes avaient péri, incapables de résister à la chaleur. Yazra’h aperçut un escadron de jouteurs – des champions de tournoi –, qui affluaient pour affronter l’ennemi élémental. Les vigoureux athlètes avaient enfilé à la hâte leur armure-miroir et leur casque, et empoigné leur lance laser. Yazra’h s’était entraînée avec ces hommes et s’était mesurée à eux, de sorte qu’elle les considérait comme des amis. Elle connaissait leurs exceptionnelles capacités. Peut-être leurs armes seraient-elles efficaces là où les autres avaient échoué.
Un ellipsoïde faero piqua sur eux, et elle cria à ses chatisix de la rejoindre à l’abri sous le maigre abri de la saillie voûtée. Comme s’il s’agissait d’une couverture, Daro’h s’emmitoufla, avec Osira’h et les autres enfants, dans son étoffe ignifugée.
Les jouteurs brandirent leurs lances laser, envoyèrent une rafale de faisceaux fins comme des rasoirs, puis se protégèrent derrière leur bouclier-miroir. Certains hurlèrent tandis que le feu pénétrait par les jointures de leur armure. D’autres tinrent bon. Les rayons ricochèrent, inoffensifs, sur l’ellipsoïde, mais les boucliers dévièrent le gros de la chaleur.
Le temps que le bolide ait disparu dans un clappement, laissant des ondes de chaleur dans les airs, plus de la moitié des jouteurs avaient succombé. Leurs éléments d’armure gisaient en un tas étincelant. L’un des survivants cria d’une voix rauque :
— Partez, Yazra’h ! Emmenez le Premier Attitré !
Son groupe arriva enfin à la fontaine inversée : le spectaculaire confluent où les sept fleuves se jetaient dans un goulet puis dans des canaux chargés de redistribuer l’eau. Osira’h se pencha au-dessus du trou.
— On est déjà venus ici. On peut y arriver, si on saute.
— Faites comme dit Osira’h.
Yazra’h n’avait pas le temps de se répandre en questions. Ses chatisix sautèrent de la saillie, la fourrure hérissée, les babines retroussées. Daro’h laissa tomber son étoffe protectrice et s’avança pour aider les enfants.
Un avatar igné de l’ancien Attitré d’Hyrillka émergea alors du passage voûté. Un halo de lumière irradiait de son corps. Son éclat se réverbérait sur les panneaux cristallins du palais. Il affichait une expression calme et satisfaite, mais sa voix tonna :
— Où est Jora’h ?
— Mon père est à l’abri ! rétorqua Daro’h.
L’un des chatisix de Yazra’h sauta à la gorge de l’avatar. Rusa’h fit un simple geste, et les flammes autour de lui s’intensifièrent brutalement. Yazra’h cria comme son félin disparaissait dans un nuage de fumée. Les deux autres animaux feulèrent, mais la jeune Ildirane, le cœur lacéré par la tristesse, les repoussa derrière elle. Son visage se plissa de rage, mais elle ne sacrifierait pas sa vie inutilement.
— Osira’h, plonge, maintenant !
La fillette agrippa son frère Rod’h. Ils sautèrent ensemble par-dessus le bord de la chute mousseuse, dans le bassin en contrebas. Gale’nh, Tamo’l et Muree’n la suivirent sans tarder.
Rusa’h projeta des pointes de feu par les mains. Juste à temps, Yazra’h saisit le tissu ignifuge et le dressa devant elle, protégeant Daro’h, elle-même et les deux chatisix. Elle sentit les violentes vagues de chaleur, qui rendaient l’air irrespirable, percuter l’étoffe. Ses doigts roussirent et se couvrirent de cloques.
Les quelques jouteurs qui restaient étreignirent leur bouclier-miroir, adressèrent un rugissement de défi à l’Attitré fou, et dardèrent leur lance. L’un d’eux projeta la sienne dans le corps de flammes. L’Incarné des faeros se tordit, cria, fit éclater la lance de cristal avant qu’une onde de feu roulant cascade autour des jouteurs. Tous tombèrent. Même leur armure se révélait insuffisante face à une attaque de cette puissance.
— Dois-je donc les regarder tous mourir sans rien faire ? cria Daro’h.
Yazra’h le poussa sans douceur vers la chute d’eau.
— Non ! Vous devez les laisser vous offrir la chance de vous échapper.
Elle saisit à bras-le-corps ses chatisix et les jeta à l’eau. À l’instant où Rusa’h vomissait une nouvelle vague de feu sur elle, elle passa par-dessus la margelle et tomba dans le fracas brumeux. L’onde de choc la manqua de justesse et s’étala au sommet des flots convergents, créant un geyser de vapeur qui dissimula les fuyards.
Yazra’h tomba de plus de dix mètres, giflée par l’eau torrentielle, et plongea dans un bassin merveilleusement frais, où un fouillis de personnes et d’animaux s’efforçait de nager. Sa peau était brûlée, boursouflée de cloques. Ses cheveux étaient roussis. C’était à peine si elle parvenait à voir devant elle. Ses deux chatisix barbotaient pour se maintenir à flot.
— Par ici, appela Osira’h.
Ils suivirent le courant, traversèrent des catacombes en se cognant les uns aux autres, et aboutirent enfin dans un canal qui émergeait au pied de la colline arrondie. Loin de Rusa’h.
L’eau charriait les corps calcinés de pèlerins assassinés par les bolides ignés. Le canal s’élargit, et Yazra’h put tirer Osira’h et Gale’nh sur le rivage, éclaboussant de boue leur peau rougie. Daro’h sortit le communicateur qu’il avait emporté, et appela Zan’nh. La réponse fut aussi rapide qu’agréable :
« Nous vous avons localisés. J’envoie une vedette rapide vous prendre. Notre position devient intenable contre les bolides. »
Dans le ciel, alors même que la brillance des faeros augmentait, le croiseur de l’adar descendit, et Yazra’h repéra un minuscule appareil qui se dirigeait vers eux. Le temps que le cotre atterrisse, elle avait tiré tout le monde au sec, à travers les roseaux de la berge. Le Premier Attitré et elle, Osira’h et ses quatre frères et sœurs, ainsi que les deux chatisix survivants, s’entassèrent dans l’appareil. Effrayés, épuisés et brûlés. Mais vivants… Tous étaient vivants.
Le cotre resta au sol moins de deux minutes avant de retourner au vaisseau amiral, laissant derrière lui Ildira en feu.