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ROBB BRINDLE
Robb et ses compagnons de captivité regardaient, médusés, à travers la paroi translucide de leur cellule. Enfermée dans sa bulle, l’étrange fillette semblait totalement désemparée et sans défense.
— Une nouvelle prisonnière ? demanda Robb. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ?
— Regardez comment les hydreux l’emmènent…, dit Anjea Telton. On dirait qu’ils l’escortent.
La fillette les regardait comme si elle s’inquiétait de leur sort et non du sien. La mine défaite, les captifs observèrent la bulle que les hydrogues tiraient hors de vue.
— Cet engin a l’air bien plus sophistiqué que le mien, fit remarquer Robb.
Il apercevait sa vieille cloche de plongée atmosphérique, non loin de là. Il se demandait si l’histoire se souviendrait de lui comme d’un héros désintéressé ayant consenti au sacrifice suprême, ou comme d’un illuminé dont la mission avait été vouée à l’échec depuis le début. S’il avait eu un plan d’évasion ayant une chance même insignifiante de réussir, il n’aurait pas hésité à risquer le tout pour le tout.
— Peut-être qu’ils vont l’écraser comme une punaise, ainsi qu’ils l’ont fait pour Charles, dit Anjea d’un air maussade. Et ainsi qu’ils comptent le faire avec le reste d’entre nous.
Elle porta un regard éloquent de l’autre côté de la cellule où se trouvait un nouveau caisson apporté par les hydrogues. Celui-là se rapprochait davantage de la morphologie humaine que l’espèce de cercueil transparent qui avait servi à tuer Gomez. Les hydrogues avaient apporté ce sarcophage dans l’intention probable d’emmener un autre prisonnier. Mais soudain, ils s’étaient éloignés en hâte, comme sous l’effet d’une brusque inquiétude. Peut-être l’arrivée de cette étrange fillette ?
— Brindle, s’exclama Anjea sous le coup d’une inspiration, tu crois que les systèmes de ta cloche de plongée fonctionnent encore ?
— Ils fonctionnaient quand les hydreux m’ont attrapé. Mais il y a une chance sur un million que quelqu’un puisse sortir d’ici en vie, et une autre chance sur un million qu’il puisse la repressuriser. Et une autre chance sur un million qu’il échappe aux hydrogues lancés à sa poursuite, même s’il réussissait à décoller.
— Si, si, si…, dit Anjea. À moi, les chances me paraissent toujours meilleures qu’attendre ici le retour du docteur Hydrogue Frankenstein.
Le sarcophage possédait de petits champs de sustentation. En jouant avec, les prisonniers s’aperçurent qu’un passager pouvait guider l’engin de façon grossière, l’élever et l’abaisser.
— Peut-être les hydrogues nous invitent-ils à faire un petit tour en ville, suggéra l’un des prisonniers.
— Qui sait ce qu’ils pensent ? répliqua Robb. Leur cerveau est composé de cristaux liquides.
— Eh bien, le mien ne l’est pas, dit Anjea, et je sais à quoi je pense. (Avant que Robb ait eu le temps de réagir, elle pénétra dans l’exosquelette blindé.) Je sors d’ici. Et j’ai l’intention d’atteindre la cloche de plongée. Souhaitez-moi bonne chance !
— C’est à moi de prendre le risque, plaida Robb. Il s’agit de mon vaisseau.
— J’y arriverai bien toute seule.
— Mais comment reviendras-tu nous chercher ? cria un autre.
Tous savaient que, même si cette dure à cuire d’Anjea s’échappait, revenait sur Terre et convainquait les FTD de la véracité de son histoire, il leur serait impossible d’organiser une opération de sauvetage à cette profondeur. Non, Anjea n’avait aucune chance d’aider quiconque.
— Je ferai de mon mieux, répondit-elle toutefois.
Elle s’enferma dans l’exosquelette mobile. Robb avait du mal à voir son visage à travers le revêtement de plaques biseautées. Elle paraissait terrifiée – pour ne pas changer.
— Bonne chance en tout cas, dit Robb, et ce n’était pas une formule toute faite.
Les hydrogues étaient partis à la suite de la fillette. Chaque habitant de la villesphère semblait focalisé sur l’étrange visiteuse. C’était une occasion à ne pas laisser passer.
Maladroitement, Anjea expérimenta les champs de sustentation, et le caisson se mit en branle. On aurait dit un sarcophage de momie téléguidé, avec toute la grâce et la maniabilité que cela impliquait.
Robb lutta contre l’angoisse qui comprimait sa poitrine. Le plan n’avait aucune chance de succès, et cependant il représentait leur unique lueur d’espoir depuis que DD leur avait parlé, dans le tréfonds de quelque autre géante gazeuse. Du reste, le comper n’était pas parvenu à les libérer.
— Une chance sur un million, c’est tout de même mieux que celles que l’on a eues jusqu’à présent, dit-il d’une voix qu’il essayait de rendre guillerette.
Lui et ses compagnons aidèrent l’engin à se mouvoir en direction de la paroi. Ils poussèrent, et le caisson traversa la membrane comme un bébé émergeant de sa matrice. Puis Anjea fut livrée à elle-même.
Au-dehors, la jeune femme manœuvrait avec difficulté, comme si son caisson était ballotté par une grosse tempête et une gravité infernale. Mais après un instant de désorientation, elle parvint à le propulser en avant et à régler sa trajectoire. Il n’y avait que quelques dizaines de mètres d’océan atmosphérique à traverser pour atteindre la cloche de Robb.
— Elle va y arriver ! s’exclama l’un des prisonniers.
Progressant par saccades, le sarcophage arriva en surplomb du sas du vaisseau des FTD. Anjea s’efforça de saisir une poignée, de s’ajuster à l’écoutille au moyen des manipulateurs rudimentaires dont elle disposait. Le mécanisme d’ouverture du panneau privilégiait la fiabilité sur la complexité.
Lorsqu’elle ouvrit l’écoutille, Robb ne vit aucun souffle en sortir. Peut-être les hydrogues avaient-ils égalisé la pression afin d’en étudier l’intérieur. Il pria pour que les systèmes aient été suffisamment renforcés et supportent l’environnement de la géante gazeuse. La survie d’Anjea était en jeu.
Elle réussit enfin à faire pénétrer le caisson dans l’habitacle. Les prisonniers poussèrent des acclamations :
— Elle y arrive !
Robb se garda de relever que la jeune femme devait encore réaliser une foule de tâches impossibles avant de s’échapper. Malgré tout, il était époustouflé qu’elle soit allée si loin.
En premier lieu, il lui fallait dépressuriser et repressuriser l’habitacle, si les réservoirs étaient intacts. L’écoutille se referma, et pendant un interminable moment rien ne se passa. Puis, au moyen de ses manipulateurs rudimentaires, Anjea manœuvra les commandes de la cloche de plongée. Des voyants lumineux se mirent à clignoter sur les flancs. Les tuyaux d’adduction s’ouvrirent, et les pompes éjectèrent l’atmosphère à haute pression. Des panaches de vapeur jaillirent en scintillant.
— Les systèmes fonctionnent, dit Robb. Elle vide leur atmosphère ! Ce sera comme une bulle d’air s’élevant à la surface de l’océan. Elle a une chance !
— Une toute petite, murmura un prisonnier d’une voix désespérée.
Soudain, deux robots klikiss apparurent au sommet d’une rampe incurvée. Ils agitèrent leurs bras articulés en signe d’alerte.
Des pseudopodes métalliques s’amassèrent en flaques liquides, qui se mirent à enfler. Elles se rassemblèrent, se fondirent jusqu’à former des individus complets, qui se resserrèrent en étau autour de la cloche.
Au bord de la nausée, Robb serra les dents :
— Allez, allez ! Dépêche-toi, Anjea !
Les hydrogues s’étirèrent en silhouettes inégales, beaucoup plus grandes que leurs avatars de Vagabond habituels, et se cramponnèrent aux parois de la cloche tels de sinistres parasites. Trois robots klikiss les rejoignirent. Avec leurs pinces articulées, ils tâtonnèrent le long de la coque, à la recherche d’un moyen d’entrer.
Les propulseurs inférieurs du vaisseau crachotèrent, et un autre jet de fumée s’échappa. Anjea tentait d’allumer les moteurs. Les prisonniers lui criaient de se presser.
Les robots klikiss trouvèrent les commandes de l’écoutille. Ils les enfoncèrent, brisèrent facilement le verrouillage puis ouvrirent le lourd panneau en le dégondant.
L’atmosphère à haute pression pénétra à l’intérieur avec la force d’un bélier. Tels des fantômes d’argent fondu, les hydrogues se coulèrent par l’ouverture.
Sous les yeux horrifiés des humains, les extraterrestres éjectèrent une première moitié de l’exosquelette, puis la seconde. Même si Anjea y avait trouvé refuge avant que les robots klikiss aient percé l’écoutille, elle se trouvait à présent réduite à une gelée biologique.
Robb tomba à genoux sur le sol de la cellule, et ses compagnons gémirent.
Pendant une heure, les robots klikiss démantelèrent à coups de pince la cloche de plongée, pièce par pièce, jusqu’à ce que les composants se retrouvent éparpillés çà et là.