74

JESS TAMBLYN

Jess dirigea son vaisseau d’eau et de nacre dans les immensités pendant plusieurs jours avant d’arriver en approche du système de Plumas ; il le voyait à travers les courbes liquides de son vaisseau. Ses souvenirs attisaient en lui une énergie qui n’avait rien à voir avec la puissance des wentals.

Chez lui. C’était un concept auquel tenaient même les Vagabonds.

Jess avait grandi avec son grand frère et sa petite sœur dans la colonie souterraine. Toute sa jeunesse, il avait appris à gérer l’entreprise familiale afin d’assurer un jour la succession. Plumas recelait un énorme réservoir d’eau sous forme liquide et une faible gravité qui permettait de l’exporter facilement sur des vaisseaux. La demande ne faiblirait jamais : ainsi, le Guide Lumineux du clan Tamblyn brillerait toujours, fort et clair.

Qui aurait pu deviner que l’avenir de sa famille s’effilocherait, telles des broderies mal cousues sur une combinaison de saut ?

Sa mère avait été tuée sur Plumas près de vingt ans auparavant, à jamais congelée dans une profonde crevasse. Le clan Tamblyn avait traversé cette épreuve et continué à prospérer. Il était resté uni jusqu’à ce que Ross se brouille avec son père, le laissant au milieu d’une atmosphère de discorde. Jess songeait qu’il aurait dû faire plus pour les réconcilier. Il avait attendu une occasion favorable, supposant que le temps apaiserait la colère. Personne n’avait imaginé l’existence des hydrogues, et encore moins qu’ils émergeraient des nuages pour détruire la station d’écopage de Ross.

D’autres fils de la trame, qui se défaisaient…

Jess était resté réconforter son père, mais celui-ci était mort de chagrin. Sa sœur était partie s’engager chez les Terreux afin de lutter contre les hydrogues. Ces derniers avaient attaqué des installations vagabondes. Que faisait Tasia en cet instant ?

D’autres fils encore…

Ses quatre oncles dirigeaient les puits. Pendant ce temps, lui-même et quatorze volontaires accomplissaient leur mission : répandre les wentals sur des mondes déserts, dans les nuages de Golgen et une comète vagabonde. Les êtres élémentaux ne cessaient de gagner en force et se préparaient pour le combat ultime. Bientôt, la bataille s’engagerait.

Malgré le flot d’énergie extraterrestre qui le baignait, Jess ne parvenait pas à oublier son humanité. Il se languissait de Cesca, qu’il aimait toujours. Il voulait savoir où se trouvait sa sœur et espérait qu’elle était vivante parmi les Terreux. Il voulait aider son peuple, sa famille. Sinon, à quoi bon posséder la puissance des wentals ?

Son étrange vaisseau sphérique survola la surface de la lune de glace. Celle-ci lui apparaissait comme une opale polie. Il baissa les yeux vers les sources entourées de stations de pompage, de hangars en forme d’igloo, de supertankers destinés à livrer l’eau aux colonies et de tunnels d’ascenseur permettant d’accéder à la ville subglaciaire.

Jess se rappelait chaque congère, chaque iceberg du paysage de son enfance. Lui et Ross l’avaient sillonné ensemble dans des tout-terrains. Ils avaient commis beaucoup d’imprudences dans la faible gravité : ils conduisaient trop vite, écrasaient les blocs de glace friable qui bourgeonnaient sur la banquise. Après toutes ces années, les traces de leurs excès étaient encore visibles. Mais en ce temps-là, leurs incartades leur avaient paru normales.

Jess posa son vaisseau dans un cratère, près de trois sources. Les puisatiers devaient avoir sonné l’alerte. Il était certain que ses oncles savaient ce qu’il lui était arrivé. Ils devaient avoir entendu le discours qu’il avait prononcé devant les clans réunis sur Rendez-Vous.

Rendez-Vous… qui n’était plus que décombres à la dérive, conséquence des méthodes brutales des Forces Terriennes de Défense. Ne devait-il pas user de ses nouvelles capacités pour son peuple, ainsi que ses porteurs d’eau l’en avaient enjoint ? Faire atterrir son vaisseau wental devant le Palais des Murmures, sur Terre… Le président de la Hanse entendrait-il raison ?

Mais les wentals ne permettraient pas qu’il se livre à une telle vendetta. Il avait déjà été difficile de les convaincre de venir ici. Le jeune homme leur avait finalement fait comprendre le sens des liens et du devoir filiaux.

Jess se pressa contre la membrane convexe qui enveloppait son vaisseau. Elle se fronça autour de lui, comme pour l’embrasser – puis il passa à travers. Il ne portait qu’une tenue blanche d’une seule pièce, qui laissait ses mains et ses pieds nus, mais l’énergie des wentals qui imprégnait ses cellules le protégeait du froid et du vide. Il tourna son visage vers l’espace et le contempla dans toute sa majesté, comme aucun être humain n’aurait pu le faire.

Chez lui.

Sous ses pieds, il parvenait à sentir les machines, qui bourdonnaient sous un kilomètre de glace. À l’évocation de son irascible père, il sourit. Le vieux Bram avait été un chef de clan sévère, qui exigeait un zèle sans faille dans le travail, de la part de sa famille comme de ses employés. Jess se rappela l’un de ses dictons favoris : « Un vrai membre de la famille, un vrai puisatier, doit avoir de l’eau glacée dans les veines. »

Des vapeurs s’élevaient au-dessus du cratère : du dioxyde de carbone et des molécules d’eau, qui se volatilisaient pour former un léger brouillard. La gravité réduite ne pouvait empêcher les gaz de s’évaporer dans l’espace.

Jess marcha jusqu’à une plaque de glace noire, que les marées gravifiques avaient fondue et recongelée à plusieurs reprises. Il ferma les yeux et invoqua le pouvoir des wentals afin d’entrer en harmonie avec l’eau. Il leva les bras à la manière d’un plongeur puis disparut sans laisser de trace. Intangible tel un esprit, il traversa les couches de glace jusqu’à ce que, loin en dessous, il perce le plafond voûté et tombe dans la mer primitive. L’eau glacée se referma sur lui.

La mer abritait une vie propre, de sorte que les wentals demeurèrent dans le corps de Jess, contrairement à ce qu’ils avaient fait sur la comète : ils s’en tenaient au principe de ne pas infecter les mondes habités. Ils auraient pu se répandre à travers l’océan subglaciaire et posséder Plumas tout entière, mais ils la laissèrent aux Tamblyn.

Jess s’éleva vers la surface puis se dirigea vers la rive de glace sur laquelle baraquements et entrepôts formaient la colonie principale de son clan. Chez lui.

Le personnel comptait de cinquante à cent Vagabonds, pour la plupart apparentés de près ou de loin au clan Tamblyn. En plus de leur spécialité, on les avait formés à d’autres tâches, telles que la mécanique, l’architecture, le bricolage, l’administration, le pilotage, le forage, le nettoyage ou la cuisine.

Un sourire aux lèvres, Jess sortit de l’océan préhistorique et marcha sur la corniche qui la bordait. C’est ici qu’il avait grandi : dans un monde clos, à la lumière d’un soleil artificiel. Quand, à l’âge de douze ans, son père l’avait emmené sur Rendez-Vous, il n’avait jamais imaginé rien de si vaste et si peuplé. Il avait entrevu Cesca quelques instants, alors qu’elle commençait son instruction sous la férule de l’Oratrice Okiah.

Il écarta les mains, s’imprégnant de l’atmosphère, de l’eau, de Plumas tout entière. Les gouttelettes qui tombaient de son corps gelaient aussitôt sur le sol. De la vapeur s’élevait de ses cheveux et de ses épaules, comme la puissance qui émanait de son corps le séchait.

Trois de ses oncles sortirent des casemates. Il s’agissait de Wynn, Torin et Andrew. Caleb n’était pas avec eux.

— Jess ! s’exclamèrent-ils d’un ton incrédule. Jess, c’est toi ?

Les frères jumeaux Wynn et Torin se regardèrent. Andrew, qui avait le tempérament le plus calme de tous, poussa un soupir de contentement :

— Ah ! mon petit, que c’est bon de te voir de retour – même s’il paraît que tu n’es plus complètement humain.

Habitué à cette réaction, Jess lui adressa un sourire rassurant.

— À l’intérieur, je suis toujours le même.

Sa voix portait, comme artificiellement amplifiée.

Wynn gratta le chaume gris sur son menton.

— Merdre, Jess, tu arrives dans une bulle d’eau géante, puis tu te promènes à la surface sans combinaison pour te protéger du vide spatial ! Et tu viens de traverser un kilomètre de glace, sans même que ça te cause de chair de poule ou que tu aies besoin de te recoiffer…

— À mon avis, ça n’a pas l’air très normal pour un humain, renchérit Torin, son jumeau.

— À mon avis non plus, dit Andrew, qui se chargeait de la comptabilité des puits Tamblyn. On t’a regardé par les caméras.

Jess sourit, et sa peau sembla luire d’une légère aura.

— Je me suis sans doute donné un peu en spectacle. Beaucoup des choses que me permettent de faire les wentals doivent paraître étranges.

Wynn et Torin, les sourcils froncés, s’assirent sur un bloc de glace. Leur tenue isolante les protégeait, même si Wynn serrait et desserrait les mains sans cesse pour faire circuler le sang. Autour des baraquements, beaucoup d’ouvriers regardaient, curieux, tout en restant à distance prudente de l’étrange incarnation du seul fils survivant de Bram Tamblyn.

— Vous savez quelque chose au sujet de Tasia ? s’enquit Jess.

— Non, répondit Wynn. Qui sait si les Terreux ne lui ont pas lavé le cerveau ? On pensait que tu nous apporterais des nouvelles.

— Je n’ai pas beaucoup fréquenté de gens, ces derniers temps.

Andrew partit dans le bâtiment administratif, pour revenir un moment plus tard avec un siège gonflable pour lui-même, et une bouteille thermos remplie de thé-poivre ainsi que quatre tasses. Il s’assit sur son siège, les jumeaux faisant semblant de trouver leur bloc de glace confortable. Andrew versa le breuvage fumant dans une tasse et la tendit à Jess.

— Si tu as l’intention de rester là, tu ferais mieux de nous raconter ton histoire de A à Z. Tiens, bois un coup.

Jess ne prit pas la tasse.

— Ce n’est pas nécessaire, oncle Andrew.

— On a un truc plus costaud, si tu préfères, suggéra Torin. On le distille nous-mêmes.

— Je vais vous raconter mon histoire… mais les wentals me fournissent tout ce dont j’ai besoin.

En quelques mots, il narra la façon dont il avait extrait les wentals de la nébuleuse dont il condensait les molécules d’eau, comment il avait communiqué avec eux puis les avait ensemencés dans des mondes aquatiques déserts ; comment, lorsque les hydrogues avaient détruit son vaisseau au-dessus d’un océan planétaire, les wentals avaient pénétré ses cellules afin de le sauver, le changeant à jamais.

Wynn expira longuement, produisant un panache de vapeur par les narines.

— Ces créatures surnaturelles à l’intérieur de toi – celles que tu dissémines sur d’autres mondes –, je ne suis pas sûr que l’on veuille les voir vivre sur Plumas. Que ce soient des entités élémentales, des fantômes ou des extraterrestres.

— Ce sont des ennemis des hydrogues, fit remarquer Andrew.

L’air soucieux, Torin rétorqua :

— Peut-être, mais ici, on essaie de faire tourner une affaire.

— N’ayez crainte, dit Jess, je ne nuirai jamais aux puits. Les wentals ont accepté de ne pas se répandre ici. Ils m’ont métamorphosé, de la même façon que les arbremondes transforment les aspirants prêtres Verts, sur Theroc. Les wentals ne vont pas recommencer. S’ils m’ont radicalement transformé, c’est pour me sauver la vie. J’étais alors le seul à savoir à leur sujet. Ici, toutefois, ils resteront à part, comme les arbremondes sur Theroc.

— Qu’est-ce que les arbremondes ont à voir avec toi ?

— Les verdanis sont des êtres élémentaux, à l’image des wentals – et des faeros, et des hydrogues. Il me faudrait vous expliquer l’incroyable guerre qui s’est déroulée il y a dix mille ans. (Il secoua la tête.) Mais les wentals, comme les arbremondes, ont été quasiment exterminés. Les hydrogues se sont retirés dans le noyau des géantes gazeuses et les faeros, au cœur des étoiles.

— Et aujourd’hui, voilà qu’ils se réveillent pour se jeter à la gorge les uns des autres, grogna Torin. Quelle chance on a.

— Je ne suis pas venu envahir Plumas de wentals, indiqua Jess. Les endroits ne manquent pas pour essaimer. J’avais d’autres raisons… dont la plus importante était de revoir ma planète natale et ma famille.

Andrew laissa percer son soulagement. Il se leva de son siège gonflable, comme s’il s’apprêtait à retourner au travail. Il paraissait penser que tout avait été dit.

— Après t’avoir écouté, mon petit, je te serrerais volontiers dans mes bras, dit Wynn. Mais ça ne serait sûrement pas malin.

— Non, en effet, répondit Jess avec un sourire. (Puis son regard d’un bleu aqueux se perdit dans le lointain.) Mais à présent que les wentals m’ont transformé, je peux enfin accomplir quelque chose que je voulais faire depuis longtemps.

Soleils éclatés
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