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NIRA
Après son évasion de l’île sur laquelle Udru’h l’avait abandonnée, Nira était toujours livrée à la solitude. Cependant, contrairement aux Ildirans, elle ne considérait pas cette dernière avec terreur : la compagnie qu’elle avait endurée ces dernières années avait été cauchemardesque.
La peau photosynthétique de la prêtresse Verte lui fournissait toute l’énergie dont elle avait besoin pour sa survie au cours de son voyage. Mais le silence écrasant, autour d’elle comme sous son crâne, pesait sur elle. Bien qu’elle ait guéri voici longtemps, sa tête lui faisait mal, là où les gardes l’avaient frappée pour l’écarter d’Osira’h… sa fille, sa Princesse.
Elle marchait sans cesse, mais ce vaste territoire était vide. Dobro était un monde très peu colonisé : peut-être afin d’éviter que l’on découvre l’horrible besogne du camp de reproduction ? Dans le silence environnant, les herbes murmuraient aux feuilles, aux rameaux et aux fleurs, mais elle ne comprenait pas leur langage. Contrairement à celui des arbremondes, sur sa planète natale bien-aimée…
Celui qui manquait le plus à Nira était Jora’h, qu’elle avait connu dans le radieux Palais des Prismes. Il ignorait qu’elle était vivante. Elle se demandait s’il l’avait oubliée : en tant que Premier Attitré, il avait eu tant d’amantes… À sa dernière visite, Udru’h lui avait révélé que le vieux Mage Imperator était mort, et que Jora’h avait pris sa place. Aujourd’hui, c’était lui, le Mage Imperator.
Il serait sûrement venu me chercher, s’il l’avait voulu.
Après avoir dérivé sur la grande mer intérieure, Nira avait laissé son radeau de fortune sur le rivage et avait continué son interminable périple sur le continent méridional. Malgré la douleur dans ses pieds et ses muscles fatigués, malgré les intempéries, elle s’obligeait à rester en mouvement. Bien qu’elle ne possède aucune carte et ne sache où aller, elle suivait le nord.
Sa terreur et son objectif se confondaient : là-haut, très loin, se trouvait le camp de reproduction rempli de prisonniers humains. Nira frissonnait à l’idée d’y retourner, mais la colonie ildirane, l’unique lieu habité de Dobro, possédait également les seuls vaisseaux capables de la sortir de là. Elle et Osira’h.
Elle pouvait se cacher éternellement, ou bien tenter de s’échapper… pour rentrer chez elle. Dans la forêt-monde.
L’Attitré l’avait gardée pour l’utiliser comme monnaie d’échange avec Jora’h. Mais Nira ne voulait pas être un simple pion, pas plus qu’elle ne désirait devenir un danger pour Jora’h. Elle préférait encore mourir ici. Seule, dans le silence.
Dès son noviciat, Nira avait communié avec les arbremondes. Elle leur narrait les histoires de la Terre à haute voix. Puis, lorsqu’on l’avait choisie pour devenir prêtresse, la forêt l’avait acceptée, l’avait changée, lui ouvrant un univers de pensées et d’expériences.
Dès qu’elle avait endossé le vert, elle avait senti les arbres lui parler. Chaque fois qu’elle effleurait l’écorce squameuse du plus petit surgeon, elle interagissait avec l’ensemble de la forêt. En venant sur Ildira, elle et la vieille Otema avaient apporté des surgeons en pot afin de rester en contact avec la forêt-monde ; ceux-ci avaient été détruits par les gardes du malfaisant Mage Imperator. Otema avait été assassinée sans que les arbres aient pu assimiler ses souvenirs, et Nira avait été violentée… amenée ici, loin des arbremondes.
Elle empoigna la tige noueuse d’un arbrisseau épais comme son avant-bras. Elle serra sans obtenir de réaction de la plante. Aucun écho du vaste esprit de la forêt-monde.
Ces plantes étaient-elles silencieuses, ou les coups qui lui avaient presque coûté la vie avaient-ils abîmé son cerveau ?
D’un réflexe, elle relâcha la tige comme si elle venait de s’enflammer. Elle refusait d’imaginer être devenue sourde au télien. Était-ce sa blessure, ou les atrocités commises dans le camp avaient-elles anéanti son talent ? Il devait bien rester un surgeon sur cette planète ! Rien qu’un, quelque part…
Avant que les gardes l’emmènent, Nira était parvenue à transmettre ses souvenirs à sa fille. Au moins celle-ci comprenait-elle désormais les plans de l’Attitré de Dobro, et ses mensonges au sujet d’elle-même et des autres esclaves. Nira ne pouvait qu’espérer que son savoir l’aiderait d’une quelconque manière.
Elle s’accroupit dans l’ombre d’un grand rocher rougeâtre, puis s’adossa contre la pierre tiède. Les broussailles s’étendaient jusqu’à l’horizon. Mais aucun arbre. Une forêt – n’importe quelle forêt – serait la bienvenue en cet instant… même s’il lui était impossible de communiquer avec elle.
Nira ferma les yeux afin de laisser ses pensées dériver sous le ciel de Dobro. De toutes ses forces, elle fit appel à ses souvenirs de la forêt-monde et envoya un cri silencieux dans le vide. Son message s’adressait à sa fille. Cette dernière devait être quelque part, elle l’avait déjà perçue auparavant. Même si elle se trouvait aux antipodes, près du camp de reproduction. Une seule fois, durant cette nuit fatidique, Nira était entrée en contact avec sa Princesse. Ce très bref instant avait cependant suffi à lui faire partager toute une vie de souvenirs et de prières.
Mais les gardes l’avaient brutalisée si fort qu’elle avait failli mourir. Elle s’en était remise mais souffrait depuis de puissantes migraines, de sorte qu’aujourd’hui elle se trouvait incapable d’établir le moindre lien avec la fillette. Soit elle était trop loin, soit Nira ne possédait plus de don.
À présent, sa fille la croyait probablement morte, ce qui compliquait davantage encore ses tentatives de communiquer.
La brise se leva, et les hautes herbes bruissèrent comme un rire.
Quelques années plus tôt, lorsqu’on avait envoyé les prisonniers lutter contre le feu, Nira avait tenté de s’échapper. Pourchassée, elle s’était réfugiée dans un bosquet d’épineux et avait tenté de nouer un télien. Malgré tous ses essais, elle n’avait obtenu aucune réponse, et les gardes l’avaient reprise.
C’était ce qui se passait à présent : aucune réponse des arbres ni de sa fille. Ce silence ne finirait-il jamais ?
La jeune femme continua à émettre son signal mental jusqu’à ce que la douleur l’oblige à s’interrompre. L’obscurité tombait, et les étoiles piquetaient la voûte d’un noir d’ébène.
Ses appels ne recevaient jamais de réponse.
Osira’h n’était plus là, tout simplement.