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BRANSON ROBERTS
Après le sauvetage d’Orli Covitz et du vieux Hud Steinman, le Foi Aveugle avait quitté Corribus à pleine vitesse. L’adrénaline circulait dans les veines de BeBob comme l’ekti dans les propulseurs interstellaires de son vaisseau. Il ne parvenait pas à se remettre du massacre qu’il avait vu. La colonie humaine en plein essor avait été anéantie, écrasée, vaporisée.
Des robots klikiss ? des compers Soldats ? des vaisseaux des FTD ?
Les deux réfugiés utilisèrent les sanitaires pour se nettoyer. BeBob leur offrit des rations alimentaires standard – tout avait bon goût après un régime à base de grillons poilus à la broche, lui dirent-ils – et des vêtements trop amples mais confortables. Malgré cela, ils paraissaient toujours meurtris et débraillés. En particulier Orli qui, le regard vide, se cramponnait à une tasse de chocolat.
— Ne vous inquiétez pas, petite demoiselle, lui dit BeBob en lui tapotant l’épaule. On va prendre soin de vous.
— Je sais prendre soin de moi. Moi, au moins, j’ai eu de la chance. (Sa voix recelait une infime touche de défi.) Les robots n’en ont laissé aucune aux autres. S’ils avaient su que je me cachais dans les falaises, moi aussi je serais morte.
— Je vous ramène sur Terre. L’armée doit savoir ce qui est arrivé. Vous devez leur raconter, même si c’est douloureux. Et si ces robots attaquaient d’autres colonies ?
— Ils le feront sûrement, dit Orli avec un tremblement.
Le visage empâté de BeBob se plissa d’un sourire paternel qui lui donna l’allure d’un chiot.
— Il me reste quelques relations dans les FTD. Je vais vous mener aux bonnes personnes.
Les images qu’il avait prises de Corribus ébranleraient même ce vieux borné de général Lanyan.
À vitesse maximale, les réserves d’ekti du Foi Aveugle baissaient à vue d’œil, mais BeBob ne se préoccupait pas de son carburant. C’était le temps qui importait. Avertir la Terre au sujet des robots klikiss et des compers Soldats était une mission vitale à ses yeux.
Steinman s’affala sur une couchette libre, et quelques instants plus tard un ronflement sonore s’éleva. Orli, elle, sommeilla plusieurs heures dans le siège de copilote du cockpit, jusqu’à ce que des cauchemars la réveillent. Ensuite, elle s’occupa en composant des airs tristes sur les bandes de son synthétiseur musical qu’elle avait récupéré sur Corribus. L’instrument était abîmé mais en état de marche. BeBob avait rechargé les batteries, et Orli jouait de façon automatique. Cela la mettait dans une sorte de transe où elle trouvait la paix dans le souvenir des jours heureux.
Steinman sortit de la cabine en se frottant les yeux. Il jeta un coup d’œil mélancolique à Orli et échangea un regard avec BeBob. Assise, les yeux mi-clos, l’orpheline jouait et écoutait les notes. Les deux hommes sourirent. BeBob plaignait la jeune fille pour ce qu’elle avait enduré, mais elle avait un caractère bien trempé. Avec du temps et un peu d’attention, elle s’en sortirait probablement. Et il avait bien l’intention de l’aider par tous les moyens.
Le Foi Aveugle approcha de la Terre sans ralentir. BeBob comptait court-circuiter la hiérarchie pour s’adresser à une personne capable d’accélérer le mouvement. Après tous les ennuis qu’il avait essuyés, il pensait que Lanyan lui devait bien une faveur.
Huit ans plus tôt, le général l’avait fait chanter. BeBob n’avait jamais été volontaire, mais on l’avait envoyé avec son vaisseau dans de périlleuses missions de reconnaissance sur des géantes gazeuses, afin de forcer les hydrogues à se montrer. Plusieurs fois, BeBob avait failli y laisser la vie, avant qu’il décide qu’il en avait assez de cet esclavage.
Il n’avait jamais regretté d’avoir claqué la porte au nez du général. En fait, il trouvait que l’armée avait franchi les limites en le contraignant à servir de chair à canon… en l’envoyant marcher sur un champ de mines à leur place. Au revoir et merci.
Mais le massacre de Corribus l’emportait sur son ressentiment. Le temps était venu de mettre leurs différends de côté. Lanyan manquerait de s’étouffer en apprenant ce qui était arrivé.
Bien qu’il ait fait profil bas pendant des années, BeBob n’avait pas oublié comment contacter les huiles de l’armée. Même s’il avait quelque peu maquillé le Foi Aveugle, celui-ci devait toujours se trouver dans la base de données des FTD en qualité de vaisseau de reconnaissance. BeBob pourrait tirer quelques ficelles pour que l’on s’occupe des deux réfugiés avec toute l’attention requise.
Orli s’arrêta de jouer. Elle regarda BeBob puis, par les hublots du cockpit, le soleil d’un jaune éclatant et les points plus petits des planètes dispersées sur leur orbite.
— La bleue est la Terre, dit-il en la pointant du doigt. (La Lune était un point blanc lumineux, au coin de la planète.) Vous y êtes déjà allée ?
— C’est là que je suis née. Mais mon père m’a emmenée sur Dremen quand j’étais plus jeune. Je ne m’en souviens plus beaucoup.
— J’ai quitté la Terre sciemment, grogna Steinman. Trop peuplée.
BeBob rectifia le cap puis commença à émettre sitôt qu’ils se trouvèrent à portée de la base lunaire.
« J’ai un message urgent pour le général Kurt Lanyan. Ici le Foi Aveugle. Je possède une autorisation militaire. J’ai été, euh… l’un de vos pilotes de reconnaissance il y a quelque temps de cela. Je détiens des informations cruciales : la colonie de Corribus a été détruite de fond en comble. Je possède des images et des données à ce sujet, et je ramène les deux seuls survivants de l’attaque. Je crois qu’ils vont bien, mais ils devraient recevoir des soins médicaux dès que j’aurai aluni. »
Le regard sceptique d’Orli sur ses éraflures et ses hématomes légers fit rougir BeBob.
— J’ai dit ça histoire de les secouer un peu, s’excusa-t-il.
Une réponse ne tarda pas à crépiter :
« Foi Aveugle, ici le centre de commandement. Nous relayons votre message aux autorités compétentes. Une équipe de secours d’urgence vous attend au cratère principal de la base. Pouvez-vous identifier les agresseurs de Corribus ? S’agit-il des hydrogues ?
— Non, monsieur. Les témoins affirment que l’attaque a été menée par des vaisseaux militaires terriens : cinq Mantas et un Mastodonte. Ils n’ont vu aucun humain, seulement des compers Soldats apparemment sous les ordres de robots klikiss. (Un silence pesant s’éternisa.) Vous m’avez entendu ? Des robots klikiss et des compers Soldats.
— Bien reçu, Foi Aveugle. Veuillez poursuivre votre approche. Voici les coordonnées.
— Je devrais arriver dans une heure au plus tard. Vous feriez mieux d’avertir le général Lanyan.
— Le général a manifesté son intérêt pour votre arrivée. Il vous attend en personne. »
BeBob coupa la transmission avec un large sourire, tandis qu’un escadron de Rémoras arrivait pour les escorter.
— Vous voyez, je vous avais dit que j’obtiendrais des résultats. On nous réserve un traitement royal, à ce qu’on dirait.
Cependant, les canons armés et pointés sur eux des Rémoras le mettaient mal à l’aise.
— Un traitement royal, hein ? grommela Steinman. Si vous le dites…
Le Foi Aveugle atterrit à l’intérieur d’un dôme coiffant un cratère, aménagé en base militaire. BeBob éteignit les moteurs et se retourna vers Orli, qui se peignait les cheveux afin de dégager ses yeux. Le vieil uniforme qu’il lui avait donné avait quatre tailles de trop, mais il n’avait pu faire mieux.
— Ici, ils prendront soin de toi, petite demoiselle. N’en doute pas.
— Moi aussi, je veillerai sur elle, assura Steinman.
Dès que le dôme se fut refermé au-dessus de leur tête, BeBob ouvrit l’écoutille. Il prit la main de la fillette, et tous les trois émergèrent à la lumière des projecteurs. L’équipe médicale s’empressa autour d’Orli, qui parut gênée par cette débauche d’attentions.
Un sourire de soulagement fendit le visage de BeBob lorsqu’il vit Lanyan arriver par le couloir principal, flanqué de quatre bérets d’argent. Un nombre inattendu de gardes se tenaient à chaque entrée de la base, le regard fixé sur BeBob.
Il s’avança, fébrile.
— Général, vous n’allez pas le croire ! J’ai établi un compte rendu des images et des déclarations de ces deux-là, mais vous allez les entendre vous-même. D’autres colonies sont peut-être en danger. Je n’ai jamais affronté pareil…
Les bras croisés sur son ample poitrail, Lanyan considérait BeBob avec un dégoût non dissimulé.
— Capitaine Branson Roberts, vous avez du toupet de revenir après votre abandon de poste.
BeBob eut un rire embarrassé.
— Ce n’est pas ce qui importe aujourd’hui, général. Vous devez envoyer une équipe sur Corribus, et guetter…
Comme s’il n’avait pas écouté un traître mot de sa protestation, Lanyan fit un geste en direction des bérets d’argent.
— J’espérais capturer un de ces fichus déserteurs, et voilà qu’il m’en tombe un tout cuit dans le bec. Ces temps-ci, il y a trop peu de choses qui tournent en ma faveur. (Les bérets d’argent saisirent BeBob par les épaules, et les gardes brandirent leurs armes, comme pour l’empêcher de nouveau de fuir.) Je vous arrête !
La bouche de BeBob béa de saisissement.
— Vous me faites marcher. Vous n’avez pas écouté mon rapport ?
Le visage de Lanyan laissa percer une satisfaction pleine de suffisance.
— J’ai bien l’intention de vous faire comparaître en cour martiale, pour crime de désertion en temps de guerre.