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PATRICK FITZPATRICK III
Lorsque Del Kellum convoqua les prisonniers terriens dans la baie de chargement, Fitzpatrick pensa qu’il allait les sermonner… ou les jeter par le sas. La mort de leur compagnon Bill Stanna, au cours de sa malheureuse tentative d’évasion, n’avait fait que renforcer la détermination des soldats et les rendre plus réfractaires que jamais.
Les vingt-neuf autres otages se rassemblèrent, attendant le discours de Kellum d’un air revêche. Ils tenaient les Vagabonds pour responsables du sort de leur camarade, même si Fitzpatrick savait que le décès de Stanna résultait de sa propre maladresse.
Il parla discrètement à ses voisins, l’artilleuse Shelia Andez et l’expert en compers Kiro Yamane :
— Ces derniers temps, il y a eu pas mal d’activité par ici. Des vaisseaux venus de l’extérieur, des chefs de clan, des pourparlers secrets. Je n’ai jamais vu autant de gens me lancer des regards venimeux !
— Tu n’as qu’à les leur renvoyer, répondit Andez. Ils le méritent.
Même Zhett Kellum avait cessé de le taquiner en l’aguichant ouvertement ou en le couvrant de sarcasmes. Fitzpatrick ne parvenait pas à se débarrasser d’un sentiment de crainte, et il ne voulait certainement pas s’inquiéter à son sujet.
— Je crois que Patrick a raison, souffla Yamane, si doucement qu’ils l’entendirent à peine par-dessus la rumeur de la foule. Quelque chose est arrivé. Peut-être que les FTD nous recherchent.
— Ou mieux, qu’ils ont lancé des représailles ? suggéra Andez avec un sourire gourmand.
Fitzpatrick savait qu’ils ne seraient pas d’accord avec lui, mais il devait tout de même le leur dire :
— Il est temps de prendre l’initiative. Peut-être devrions-nous coopérer « par pure gentillesse », histoire de glaner des renseignements. Songez à ce que nous pourrions apprendre.
— Bah, qui voudrait savoir ce que trament les Cafards ? fit remarquer Andez.
Les yeux noirs de Yamane étincelèrent.
— Moi, j’aimerais apprendre si une autre catastrophe est arrivée. Un massacre hydrogue, peut-être ?
— On ne peut pas dire qu’ils nous aient tenus au courant des nouvelles. On ne le saurait même pas, si les hydreux avaient détruit la Terre en représailles de l’offensive d’Osquivel. (Fitzpatrick fixa de nouveau ses compagnons.) Tout ce que nous apprendrons nous aidera, nous, mais aussi la flotte terrienne, si nous arrivons un jour à nous enfuir.
Lorsque Zhett lui avait montré les chantiers spationavals des anneaux d’Osquivel, il avait refusé de croire que ces gitans de l’espace aient pu réaliser ensemble un ouvrage aussi impressionnant. Il était impossible que ces clans désorganisés produisent des entrepreneurs si efficaces ! À son corps défendant, Fitzpatrick avait éprouvé de l’admiration, même si son attirance inconsciente vis-à-vis de la fille de Del avait quelque peu éclipsé le spectacle.
— Peut-être pourrait-on se faire affecter à l’étude de l’épave hydrogue, dit Yamane. Ce n’est pas juste que seuls les Vagabonds aient accès à la merveille technologique du siècle. Imaginez ce que notre armée pourrait en faire ! Avec leurs grosses pattes maladroites, les scientifiques vagabonds pourraient détruire des mécanismes délicats ou des données essentielles.
Andez renifla.
— Oui, comme des sauvages qui donnent des coups de lance dans un objet tombé du ciel, qu’ils sont incapables de comprendre…
— Leur technologie a quelque peu dépassé les lances, fit remarquer Fitzpatrick avant de se reprendre, ne voulant pas paraître trop bienveillant à l’égard de l’ennemi.
— Je ne suis qu’un cybernéticien, dit Yanane, mais je parie que je me débrouillerais mieux que ces Vagabonds… si j’en avais l’occasion.
— Concentre-toi sur notre objectif réel, d’accord ? lança Andez en rejetant en arrière ses cheveux noirs, qui avaient poussé bien au-delà de la longueur réglementaire. Pourquoi ne pas juste défoncer quelques crânes et tirer nos fesses de là ?
Fitzpatrick fit un geste en direction du sas qui fermait la baie.
— Après toi, Shelia. Voyons quelle distance tu pourras parcourir dans le vide. Peut-être que tu réussiras là où Stanna a échoué.
Elle pivota vivement vers lui.
— Ce n’est pas…
— Si, justement ! On ne partira jamais avec ce genre d’idée stupide. Il faut entrer dans leur jeu, dresser des plans… et le faire bien.
L’espace d’un instant, l’artilleuse le fusilla du regard, mais elle se contenta de répondre :
— J’en ai assez d’attendre…
Une porte latérale s’ouvrit sur Del Kellum, flanqué de sa ravissante fille aux cheveux de jais. Il arborait un air sévère, sa barbiche poivre et sel plus hirsute que d’habitude. Zhett, en revanche, semblait plus vive et pétillante que jamais. Même si elle évita de croiser le regard de Fitzpatrick.
Le gérant des chantiers spationavals n’avait pas besoin de micro. Ses paroles tonnèrent dans la baie :
— Les Forces Terriennes de Défense ont déclaré la guerre au peuple des Vagabonds, dit-il sans préambule. D’abord, ils ont attaqué un avant-poste connu sous le nom de « Dépôt du Cyclone ». Ensuite, ils ont détruit le siège de notre gouvernement et par là même dispersé les clans.
Il les fixa du regard, le temps que la nouvelle fasse son effet. Un murmure s’éleva des prisonniers à demi incrédules. Fitzpatrick était abasourdi. Andez chuchota :
— De la propagande vagabonde…
— Je ne vois pas pourquoi ils inventeraient une histoire pareille, rétorqua Fitzpatrick. Qu’auraient-ils à y gagner ?
— Voilà qui expliquerait le récent regain d’activité, fit observer Yamane.
Kellum marchait de long en large devant son auditoire. Il peinait à réprimer son indignation.
— Que peut-on faire avec des gars comme vous ? Nous vous avons sauvés, abrités et nourris en attendant de trouver un moyen de vous renvoyer chez vous. Aujourd’hui, la Hanse nous oblige à changer votre statut, conclut-il en croisant les bras sur son torse épais. D’invités inopportuns, vous voici prisonniers de guerre.
Zhett se posta à son côté et commenta :
— Puisque vous allez rester avec nous un bon moment, les choses doivent changer. On vous a répartis en équipes de trois à quatre, qui travailleront en différents endroits des anneaux. Des compers Soldats reprogrammés ont été affectés en ces mêmes lieux. Nous avons été aux petits soins avec vous, mais le temps est venu pour vous de gagner votre pitance.
Kellum opina.
— Plus de dispenses, plus de réclamations. Plus de refus de coopérer.
Immédiatement, les prisonniers commencèrent à hurler :
— On n’est pas vos esclaves !
— Quand les FTD sauront pour vos camps de la mort, ils vous anéantiront, clan par clan !
— On ne traite pas les prisonniers de guerre de cette façon !
Zhett pinça les lèvres, partagée entre l’amusement et la colère.
— Oh, les pauvres chéris… Vous n’avez jamais eu à travailler pour de bon, hein ? Quand vous vous cassez un ongle, vous réclamez une médaille de blessé de guerre, pas vrai ?
— Votre besogne quotidienne ne sera pas plus longue ni plus risquée que celle de n’importe quel Vagabond, grommela Kellum. Mais elle sera surveillée : toute tentative de sabotage ou de ralentissement de la productivité se répercutera sur vos rations et avantages.
Lisant la réaction des prisonniers sur leur visage, Zhett ajouta :
— Considérez cela comme une occasion de vous dégourdir les jambes. Même toi, Fitzie ! (Ce dernier piqua un fard d’être distingué de la sorte.) Une fois que vous aurez goûté à ces tâches, vous en viendrez peut-être même à les apprécier. Voyez un peu comment vit le reste de la population.
Andez serra les poings, prête à foncer sur le Vagabond le plus proche, mais Fitzpatrick toucha son bras.
— Laisse.
— Est-ce qu’on doit la laisser dire sans réagir ?
— Laisse faire le temps. On trouvera un moyen, dit Fitzpatrick, qui n’avait pas cessé de regarder Zhett.
Sa jeunesse dorée sous la coupe de sa grand-mère Maureen ne l’avait pas préparé à l’idée d’accomplir des besognes ordinaires. En cet instant, cependant, cette perspective ne lui semblait pas si effroyable.
Deux ans avant le début de la guerre contre les hydrogues, Fitzpatrick s’était découvert une passion pour les voitures de collection. Il en avait acheté plusieurs, avec les fonds quasi illimités dont il disposait. Il adorait passer des journées entières au garage, entouré de chiffons et de trousses à outils, à admirer les jeux de lumière sur une carrosserie lustrée ou à écouter le ronronnement d’un moteur réparé. Cette activité, la première à laquelle il s’était réellement intéressé, lui avait apporté de grandes joies.
Mais son passe-temps lui avait causé quelques soucis. Un soir, après qu’il était arrivé en retard à une réception, les ongles noirs de graisse de moteur, la Virago avait mis le holà. Sans le lui dire, elle avait expédié ses voitures à une vente de bienfaisance. Puis elle lui avait interdit d’en acquérir d’autres.
Fitzpatrick savait, en regardant ses compagnons de captivité, qu’ils désiraient tous retrouver leur vie au sein de la Hanse. Mais lui, bien qu’il ne l’eût jamais avoué à ses camarades, avait réalisé à quel point il était agréable de vivre sans être sans cesse assailli d’obligations.
Sur Terre et dans l’armée, il avait toujours fait figure de « sang bleu », de gamin étouffé par l’ambition que sa grand-mère nourrissait à son égard. À présent qu’on le croyait mort, Fitzpatrick avait le luxe de songer à ce qu’il voulait, lui. C’était à la fois intimidant et déroutant… et, en un sens, libérateur. Même s’il n’admettait pas d’être détenu, il était prêt à travailler de ses propres mains. Peut-être demanderait-il un travail lié aux moteurs et aux génératrices…
Sur un écran mural, Kellum afficha une carte grossière des anneaux, sur laquelle figuraient les principales installations. Zhett énuméra les noms.
— Voici les domaines de vos affectations : des entrepôts de pièces détachées doivent être inventoriés. Des armatures d’assemblage de vaisseau requièrent une maintenance qui ne nécessite pas de qualification. De même que les dômes d’habitation et les bureaux, pour des corvées de gardiennage ou de ménage.
— De vrais camps de la mort, bougonna Andez.
Zhett fixa Fitzpatrick, comme si son regard avait le pouvoir d’abattre les murs qu’il avait dressés autour de lui.
— Si quelqu’un possède une spécialité ou un talent particulier, nous pourrons envisager de le changer d’équipe.
Si Fitzpatrick avait eu une enfance privilégiée, il avait été enseveli sous les espoirs que sa famille lui avait fait endosser. Cette situation pouvait lui offrir l’opportunité de s’adonner à ses véritables centres d’intérêt, dès qu’il les aurait déterminés.
Kellum réclama de nouveau leur attention, comme il affichait les schémas de divers véhicules en usage dans les chantiers spationavals.
— Je veux que vous regardiez avec soin. Après la tentative d’évasion manquée de votre camarade, je sais que vous pensez tous à l’imiter. Votre ami est parti avec trop peu de carburant, de vivres et d’air. Il ne savait même pas où aller… et il a payé sa bêtise de sa vie. (Ignorant les grognements de colère des prisonniers, il tapota sur les diagrammes.) Qu’il n’y ait aucun doute dans votre esprit. Voici les vaisseaux à l’œuvre sur les chantiers de construction : minéraliers et autres cargos, réacteurs de traitement, modules cramponneurs, monte-charge à zéro G… Regardez-les bien. (Il fit défiler les schémas un par un puis patienta quelques secondes.) Maintenant, quelqu’un a-t-il vu un dénominateur commun à tous ces vaisseaux ? (Il marqua une nouvelle pause.) Vous devriez mieux observer.
Finalement, Fitzpatrick déclara d’une voix résignée :
— Ils ont tous un rayon d’action limité. Aucun d’eux ne peut sortir du système solaire.
— Bravo, Fitzie ! lança Zhett d’un air réjoui.
Il aurait préféré se taire. Mais au moins ne l’ignorait-elle plus.
— Aucun de ces vaisseaux n’est pourvu d’un propulseur ildiran. Même si vous parveniez à en voler un, vous ne pourriez aller nulle part. Il vous faudrait caboter pendant des siècles avant d’atteindre une planète habitable.
— Ce qu’on veut que vous saisissiez, c’est qu’il est inutile de songer à tenter l’aventure… même si je comprends que vous en ayez envie, ajouta Zhett en regardant Fitzpatrick sans détour.
Tandis que l’on distribuait les affectations, une centaine de compers Soldats entrèrent. Les Vagabonds les avaient trouvés flottant dans les débris après la bataille d’Osquivel et les avaient reprogrammés. Ils obéissaient à la perfection… contrairement aux soldats des FTD.
— Vous travaillerez de conserve, conclut Kellum. Prisonniers de guerre et compers. Ce ne sont pas les tâches qui manquent.