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JORA’H LE MAGE IMPERATOR
Après le départ des marchands, Jora’h s’enferma dans ses appartements avec les échantillons d’arbremonde. Au-dehors, l’Empire se désagrégeait… Il n’oubliait pas la trahison des robots klikiss, les attaques hydrogues de Hrel-oro, et aujourd’hui l’agonie du soleil de Durris-B. C’était à lui de trouver un remède à ces catastrophes. Il devait réfléchir et prendre des décisions.
La crise qui l’affectait le plus était la révolte d’Hyrillka. Il ressentait un vide croissant au sein de l’Agglomérat d’Horizon, à mesure que ses sujets s’évanouissaient du thisme. Depuis que l’Attitré de Dobro l’avait alerté, Jora’h avait cessé d’attendre le retour de ses trois cotres éclaireurs. Il les avait envoyés – eux ainsi qu’une maniple – dans un tourbillon de vide. La poignée de ceux qui avaient réchappé aux ravages de Rusa’h sur Dzelluria, Alturas et Shonor étaient arrivés l’un après l’autre, les derniers quelques heures seulement auparavant.
Jora’h maudissait Rusa’h, et plus encore Thor’h, de cette révolte insensée, au moment où l’Empire affrontait un ennemi si dangereux. Qu’est-ce qui importait le plus : une guerre civile, ou la possible extinction de l’espèce ildirane ?
Néanmoins, il préparait déjà sa réponse. Tal O’nh avait constitué une cohorte à partir des maniples de croiseurs en patrouille dans les scissions, ce qui laissait celles-ci vulnérables si les hydrogues attaquaient de nouveau.
En ce moment, Udru’h était en route pour Hyrillka avec sa réponse pour Rusa’h. Jora’h et lui avaient discuté de différentes stratégies avant de s’entendre sur l’une des suggestions de l’Attitré de Dobro. Aussi invraisemblable qu’il paraisse, ce plan représentait leur meilleure chance de réussir sans causer la mort de milliers, voire de millions d’Ildirans subornés.
Même s’il devait en arriver là, le Mage Imperator était décidé à stopper ce cancer. Tal O’nh commanderait ces centaines de vaisseaux avec pour ordre de faire ce qu’il fallait. Un affreux massacre. Mais même s’il écrasait les rebelles, lui-même et l’espèce ildirane pourraient-ils survivre à un coup aussi sérieux porté à leur psychisme ? Il devait trouver une autre solution.
Des assisteurs avaient amené Jora’h sur son chrysalit, mais ce dernier refusa de s’y asseoir. Seul dans sa chambre, il se mit à faire les cent pas. Il tenait l’un des débris de bois theronien, le scrutant comme s’il s’agissait d’un oracle.
Quelques larmes brillèrent au coin de ses yeux, dont elles suivaient les circonvolutions ligneuses. Le bois carbonisé avait été retiré, ne laissant qu’une bordure noire. Aucun artisan ne l’avait taillé ; il s’agissait de matériau brut issu d’un arbre conscient, qui avait naguère été un ennemi mortel des hydrogues. Les dessins étaient hypnotiques, leurs volutes rappelant la pulsation de la sève ou du sang. Pouvait-il s’agir de pensées gravées dans la texture par le vaste esprit de la forêt-monde ?
Jora’h retourna l’objet dans ses mains. Presque tout le décor du Palais utilisait du cristal coloré, des miroirs inclinés, des prismes. La chaleur de ce bois apporterait une touche extraordinaire. Et il lui rappellerait Nira, où que porterait son regard.
Comme il contemplait les spires et les nervures délicates, Jora’h se rappela la belle prêtresse Verte. Elle avait tant aimé Theroc ! Souvent, quand ils se tenaient enlacés après l’amour, elle lui racontait sa jeunesse d’acolyte ; elle lisait aux arbres des légendes de la Terre des temps anciens. C’étaient ces histoires qui lui avaient donné le goût d’étudier la Saga des Sept Soleils. La vieille Otema et elle s’étaient occupées de réciter la Saga à leurs surgeons en pot, afin de partager la grandiose épopée avec la forêt-monde.
Ces motifs représentaient-ils les marques des histoires racontées par Nira elle-même ? Jora’h fit courir ses doigts le long des courbes, comme s’il pouvait y déceler une manière de signal. Le bois était curieusement lisse et souple au toucher, mais aucune communication n’en émanait.
Il reposa le bout de bois. Il ressentait toujours de la peine pour la mort de Nira. Elle l’avait pris par surprise, au moment même où il avait voulu la secourir. Il avait cru les mensonges de son père à son sujet et n’avait jamais songé à questionner Udru’h au sujet de ses sinistres activités sur Dobro. En se montrant aussi crédule, lui aussi avait trahi Nira. Il aurait dû montrer plus de méfiance et de curiosité. Il avait appris la vérité trop tard… et aujourd’hui elle était morte.
L’esprit assailli de sombres pensées, le Mage Imperator marcha jusqu’à une baie convexe, au verre si éthéré qu’on l’aurait dit composé d’air solidifié. Il contempla Mijistra, ses couleurs et son architecture majestueuse qui symbolisaient la grandeur de l’Empire. Dans le ciel, ses yeux étaient inexorablement attirés par la tache qui obscurcissait le soleil où faeros et hydrogues se livraient un combat mortel. Une impression de ruine imminente pesait sur ses épaules, et Jora’h avait la sensation que cette pression pourrait presque briser le Palais des Prismes…
Il était temps d’agir.
Oui, il ordonnerait au tal O’nh de lancer sa cohorte. Rusa’h devait être arrêté, malgré le lamentable carnage que cela impliquait. Mais le bain de sang ne ferait que croître si Jora’h laissait son frère capturer d’autres mondes. Et lui, le Mage Imperator, devait accompagner O’nh. En personne. Il n’en rejetterait pas la responsabilité sur autrui.
À la fenêtre, il vit l’étoile de Durris vaciller, comme les faeros utilisaient une titanesque éruption comme arme. D’après les patrouilleurs de la Marine Solaire, des centaines de milliers d’orbes de guerre grouillaient tout autour. Une fois que les hydrogues auraient vaincu, qu’est-ce qui les empêcherait de gagner d’autres soleils ? Il devait trouver un moyen d’arrêter cela.
Qu’adviendrait-il si les faeros réclamaient l’aide des Ildirans, comme ils l’avaient fait si longtemps auparavant ?
Avant son départ pour l’Agglomérat d’Horizon, le Mage Imperator enverrait également Osira’h en mission. Elle devait franchir la barrière d’incommunicabilité entre les Ildirans et les hydrogues. D’après Yazra’h, les préparatifs étaient terminés. Fallait-il expédier la fillette au milieu de la bataille de Durris-B ? Il était à craindre qu’elle soit prise entre deux feux, et tuée avant même d’avoir commencé son ouvrage. Mais où pouvait-on être sûr de trouver des hydrogues ailleurs ?
Osira’h était tout ce qui lui restait de Nira. Mais pour l’Empire, elle représentait le seul espoir de communiquer avec les hydrogues. Comment une enfant, même aussi douée, convaincrait-elle ces créatures d’une si grande altérité de parlementer avec lui ? Et si les hydrogues y consentaient, quelles conditions obligeraient-ils les Ildirans à accepter ?
Jora’h aurait souhaité que Nira soit là pour l’aider à prendre cette décision, ou du moins le réconforte lorsqu’il lui faudrait endosser les conséquences de son choix. À cause d’un plan remontant à plusieurs générations, il envoyait sa fille – leur fille – au milieu du danger afin de sauver son peuple.
Peu importait l’amour qu’il portait à sa fille et à Nira : ses obligations de Mage Imperator transcendaient ses sentiments personnels. Osira’h semblait l’avoir compris. Il doutait que sa mère, elle, l’ait pu.