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CESCA PERONI
Seule à la surface sombre de Jonas 12, Cesca se sentait plus froide et plus vide que jamais. Deux jours avaient passé depuis la mort de l’ancienne Oratrice, et il n’y avait plus de raison de s’attarder.
Elle avait espéré le retour de l’un des vaisseaux messagers, mais le planétoïde de glace était isolé même selon les critères des Vagabonds, et aucun chef de clan ne viendrait présenter ses hommages, car tous ignoraient sans doute le décès de Jhy Okiah. Cesca ne disposait pas de vaisseaux pour répandre la nouvelle.
En tant qu’Oratrice de ce qui restait des clans, il lui appartenait de s’en occuper elle-même. La vieille Jhy avait prévu cela de longue date et avait préparé sa protégée. Personne n’aurait pu lui offrir meilleurs conseils, et cependant Cesca naviguait sur des mers inconnues. Mais elle saurait faire face à ses obligations. Les Vagabonds trouvaient toujours un moyen de se sortir des situations les plus rudes.
Des dizaines d’ouvriers enfilèrent une combinaison afin de rejoindre Cesca à l’extérieur. Le personnel avait cessé sa besogne d’extraction et de distillation ; toutes les équipes mobiles, hormis la plus distante, étaient retournées à la base alimentée par une pile atomique. Le groupe s’éloigna des dômes d’habitation, pour assister aux funérailles.
Placé sur un socle de glace situé assez loin des dômes dans l’intention de diminuer les risques au maximum, un lanceur électromagnétique tirait à intervalle régulier des barils d’hydrogène concentré vers les usines à ekti automatisées. Cette fois cependant, on avait dévié sa trajectoire afin d’envoyer un projectile un peu spécial dans l’espace profond, pour un voyage sans fin.
Une soixantaine d’ouvriers s’étaient rassemblés dans un silence respectueux. Derrière, la chaude lumière des dômes offrait un contraste bienvenu par rapport à l’austérité du paysage en noir et blanc, nimbé d’un brouillard de méthane.
Cesca se tenait au côté de la dépouille enveloppée dans un linceul réfléchissant. Elle se sentait incroyablement lourde, et légère tout à la fois. Après avoir vérifié que son émetteur était coupé, elle parla à voix basse, comme si Jhy Okiah pouvait l’entendre :
— J’espère que vous continuez à m’estimer, alors même que les clans vont plus mal que jamais. Ils méritent ce que j’ai de mieux à offrir, aussi userai-je de tout ce que vous m’avez appris pour trouver une solution… (Dans le gant isolant de sa combinaison, elle serra le poing.) D’une manière ou d’une autre.
Purcell Wan, le commandant de la base, s’affairait sur le lanceur, s’assurant que la dépouille était prête pour son ultime voyage. L’appareil, un simple système de catapulte, pouvait propulser des containeurs au-delà du champ gravifique du planétoïde.
« J’ai augmenté la puissance et la portée, Oratrice Peroni, émit-il, de sorte que la vitesse de libération sera aisément atteinte. Jhy Okiah voguera dans les confins de l’espace, là où est sa place. »
Comme il ne pouvait voir son hochement de tête à travers son casque, Cesca accusa réception par radio. Elle inspira longuement afin de se calmer, puis bascula sur la fréquence générale.
« Nous sommes des Vagabonds, déclara-t-elle, se rappelant les paroles qu’elle avait répétées. Nous avons toujours été indépendants. Nos explorations nous ont conduits hors des sentiers battus. Nous avons vécu et affronté l’adversité en ne comptant que sur nous-mêmes. Jhy Okiah nous a montré la voie en toutes ces matières. Sa sagesse et l’exemple qu’elle a donné nous ont guidés. Ses nombreux enfants ont réussi ; c’est son plus jeune fils qui a édifié cette base.
— J’aurais aimé que Kotto soit là, grogna Purcell. Il ne sait même pas, pour sa mère. »
Des murmures d’assentiment résonnèrent sur la fréquence.
« Dans ses derniers instants, l’Oratrice a dit qu’elle voyait son Guide Lumineux, ajouta Cesca. Son esprit s’est envolé pour son ultime voyage. Maintenant, c’est au tour de son corps. Jhy Okiah va devenir une vagabonde éternelle parmi les étoiles, errant à jamais. »
Elle recula puis fit un signe de la main. Sur l’ordre de Purcell, deux des ouvriers manœuvrèrent le lanceur. Des spots s’allumèrent à la base des électroaimants, et la dépouille enveloppée dans son linceul fut propulsée sur la longue rampe. Elle s’éleva dans une traînée presque imperceptible. Son linceul argenté brillant dans l’obscurité, elle rompit les liens ténus qui la retenaient à la gravité de Jonas 12.
Cesca se pencha en arrière afin de contempler le ciel étoilé. Elle aurait aimé que Jess soit à son côté en cet instant. Où était-il ? Reviendrait-il un jour ?
L’éclat décrut jusqu’à ce que le projectile ne soit plus qu’une étoile filante. Cette scène rappela à Cesca tous les Vagabonds qui avaient péri au cours des siècles, dans leur désir d’essaimer à travers le Bras spiral et de se libérer de la Terre… une liberté qu’on essayait désormais de leur voler.
Elle se demanda où se trouvait son père. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il travaillait dans les forêts de Theroc. Était-il au courant de ce qui était arrivé sur Rendez-Vous ? Les Vagabonds savaient qu’il existait des lieux de rassemblement tels qu’Osquivel, Braddox, Constantin III ou Folie-de-Forrey. Aujourd’hui plus que jamais, leur réseau de messages devait servir à relier les clans. Il ne lui fallait cependant pas s’attendre à des résultats rapides : la reformation d’un gouvernement prendrait du temps, ainsi que le lui avait rappelé Jhy Okiah.
À son côté, les ouvriers attendaient en silence. Le chagrin de leur perte pesait lourdement sur leurs épaules. Ils attendaient que Cesca fasse quelque chose, mais elle ignorait quoi.
Avant qu’elle leur ordonne de retourner au travail, un brouteur arriva, filant à toute allure sur le terrain accidenté. Normalement, les lourds engins peinaient à se mouvoir. Mais les distillateurs de celui-ci, qui d’ordinaire vomissaient vapeurs et fumées, avaient été arrêtés afin qu’il puisse se déplacer rapidement. Peut-être le conducteur s’était-il rendu compte qu’il était en retard aux funérailles.
Cesca et Purcell s’avancèrent à sa rencontre.
« Conducteur, identifiez-vous, lança le commandant de la base. Il s’est passé quelque chose ? »
La réponse leur arriva, claire et nette :
« Ici Danvier Stubbs, extracteur-gazier. J’ai conduit toute la journée. Je viens des antipodes. Jack et moi avons fait une découverte intéressante… Faut que vous voyiez ça ! On a besoin d’équipement pour une expédition. En fait, Purcell, vous allez sûrement vouloir envoyer une ou deux équipes supplémentaires. Faut que vous voyiez ça !
— Ici l’Oratrice Peroni, coupa Cesca d’une voix tranchante – sans doute avaient-ils découvert quelque filon de minerai ou des poches d’hydrocarbures. Merci d’être plus précis. Qu’avez-vous trouvé ? »
Le brouteur s’arrêta dans un craquement près du groupe, les chenilles fumantes.
« Eh bien, c’est pas vraiment facile à expliquer, dit le pilote. (Il ouvrit laborieusement la double écoutille, puis, tout excité, leva les mains.) On a trouvé des robots klikiss enfouis dans la glace. Toute une bande ! »