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ROBB BRINDLE
Ce cauchemar ne cesserait-il donc jamais ? Robb n’avait aucun moyen de savoir depuis combien de temps il se trouvait coincé dans cet endroit infernal… Plus d’une éternité, en tout cas. Sans cesse, l’ennui le disputait à la peur. Censé être responsable du groupe de prisonniers, le jeune homme dirigeait des exercices et des jeux, autant pour la forme que pour le moral. Aucun de ses compagnons ne connaissait les intentions des hydrogues à leur égard. Robb n’était pas sûr de vouloir le savoir non plus…
— J’aimerais bien que ce petit comper revienne, marmonna-t-il pour la énième fois.
— On est sur une planète différente maintenant, lui rappela Charles Gomez, qui ne se départait jamais de son air de chien battu. Ils nous ont évacués, rappelle-toi.
L’homme gardait constamment les yeux rivés sur le sol incliné et flasque, comme pour éviter de regarder le visage misérable de ses camarades. Il avait été capturé lors de l’attaque des scieries de Passage-de-Boone, qui avait vu l’anéantissement de plusieurs villages que les vaisseaux des FTD n’avaient pu sauver à temps. Les hydrogues avaient enlevé Gomez pour leurs… expériences ? leur zoo ? Les prisonniers avaient tous ce genre d’histoire à raconter.
— Les hydreux ne nous diront jamais ce qui les a poussés à filer aussi vite, dit Robb, ni où ils nous ont emmenés. (Tout ce dont il se souvenait était un flash, accompagné d’une sensation de vertige. Puis, les nuages à l’extérieur de la gigantesque cité des merveilles avaient brusquement changé. Toujours un enfer, mais différent.) Je suppose que les conventions sur les prisonniers de guerre ne sont pas traduisibles dans leur langue…
Robb s’accroupit. Les semaines de crasse accumulée raidissaient son uniforme de lieutenant-colonel. Les créatures de métal liquide fournissaient aux prisonniers de l’eau et des briques de « nourriture » caoutchouteuse et évacuaient leurs déchets de temps à autre ; en revanche elles ne comprenaient pas le besoin de se laver ou d’avoir des vêtements propres. La cellule transparente empestait, mais Robb n’y prêtait même plus attention.
Bien qu’ils n’aient guère l’espoir de pouvoir sortir un jour de leur chambre de détention, et a fortiori de s’évader de la géante gazeuse, les prisonniers obéissaient à l’impératif de survie. Mais ils avaient peu de ressources, et encore moins d’informations. Certains, poussés par le désespoir, avaient imaginé des moyens d’en finir. Robb, lui, n’était pas du genre à abandonner ; pas plus pour lui-même que pour ses compagnons. Jamais il n’avouerait, même en son for intérieur, que leurs chances de surmonter cette épreuve demeuraient infimes.
Les jeux et les exercices ne suffisaient pas à combler le temps séparant les heures de repos, de sorte que Robb et ses compagnons se racontaient leurs souvenirs. À présent, ils se connaissaient autant que des frères et sœurs. L’un d’eux vivait un supplice loin de sa famille ; une femme souffrait de ne jamais avoir eu d’enfants. D’autres regrettaient d’avoir causé du tort à des personnes qui n’entendraient jamais leurs excuses.
Robb leur avait appris que les FTD avaient mené une formidable attaque sur Osquivel, et qu’il était descendu dans un vaisseau blindé pour une ultime tentative diplomatique. Mais les hydrogues s’étaient emparés de lui, et l’attaque avait commencé. Il y avait eu des explosions… Robb ignorait ce qui s’était passé ensuite.
Mais surtout, il parlait de Tasia Tamblyn. Aujourd’hui, elle devait le considérer comme perdu : c’était une dure à cuire, qui avait passé l’âge de croire aux contes de fées. À l’instar de Robb, chacun ici avait la nostalgie des êtres chers.
Au-dehors, les gaz polymères dérivaient comme des tentacules de brume à travers l’étrange cité géométrique. Les hydrogues se déplaçaient telles des masses de vif-argent, vaquant à leurs mystérieuses affaires. Anjea Telton, l’un des prisonniers, poussa un sifflement d’alerte. Un trio d’hydrogues se dirigeait d’une démarche fluide vers leur cellule.
— Ce n’est sûrement pas bon, dit Gomez.
Robb ne songea pas à le contredire.
Les hydrogues communiquaient rarement avec eux, sinon pour donner des ordres laconiques. Aucun des humains ne savait réellement ce qu’ils leur voulaient.
De l’autre côté de la paroi incurvée, les trois êtres prirent la forme qu’ils avaient copiée sur leur première victime : apparemment, un Vagabond écopeur d’ekti. Deux d’entre eux transportaient une coque de la taille d’un cercueil ; sa transparence parfaite permettait de voir qu’elle était vide. Ils traversèrent la paroi avec lenteur, comme s’il s’agissait d’une membrane. Les prisonniers allèrent se tasser à l’autre bout de la cellule, mais les hydrogues avancèrent sur eux. Dans cet espace confiné, il n’y avait nulle part où fuir.
Les hydrogues choisirent un prisonnier au hasard, Charles Gomez. Ceux qui portaient le conteneur s’approchèrent de lui, tandis que le troisième indiquait aux autres humains de s’éloigner. Gomez tenta de s’enfuir, en vain : les hydrogues encerclèrent l’infortuné à la manière de chasseurs désirant capturer un spécimen.
— Qu’est-ce que vous faites ? cria Robb. Que lui voulez-vous – que nous voulez-vous ?
Les hydrogues procédaient sans un mot, comme si le seul fait de parler était indigne d’eux.
Robb se jeta en avant.
— Laissez-le en paix ! Laissez-nous en paix !
Il se rua sur le troisième hydrogue, et lui décocha un coup de poing… pour le voir s’enfoncer dans le métal liquide miroitant qui lui servait de corps. Le jeune homme poussa un hurlement, comme un froid intolérable pénétrait ses doigts, sa main puis son poignet. Il retira son bras en titubant. Une pellicule de givre crevassait sa peau, qui fumait en se sublimant. Ses nerfs le faisaient atrocement souffrir, mais il ne pouvait plus remuer les doigts. Il s’affaissa en tenant sa main.
Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, à temps pour voir les deux parties du conteneur se refermer sur la victime, comme un sarcophage sur une momie. Gomez cria, se débattit et martela les parois, mais leur épaisseur empêchait les sons de sortir.
Les hydrogues portèrent le conteneur-cercueil jusqu’à la paroi, dans laquelle ils se fondirent de nouveau. Celle-ci chatoya puis se resolidifia dans leur dos, empêchant la pression extérieure de pénétrer. Berçant sa main endolorie, Robb rejoignit ses compagnons, qui se pressaient contre le mur transparent.
Au-dehors, d’autres créatures avaient acheminé un objet massif, de fabrication non hydrogue. Malgré l’horreur et la confusion qui régnaient, le visage de Robb s’éclaira.
— Eh, mais c’est mon estafette ! Les hydrogues l’ont gardée. (Une vague d’optimisme irrationnel déferla en lui.) Et s’ils avaient l’intention de mettre Charles dedans ? Peut-être vont-ils la repressuriser, puis le laisser partir.
— Ne sois pas ridicule, lança Anjea Telton.
Robb secoua la tête, afin de montrer qu’il ne renonçait pas à son idée. Il avait vécu trop de désespoir durant ces mois de détention. Mais si le caisson pressurisé était relâché dans les nuages – de quelque planète que ce soit –, comment Gomez pourrait-il atteindre une colonie humaine, ou même un vaisseau ?
— Peut-être y a-t-il un échange d’otages en vue, suggéra Robb. L’armée l’a fait bien des fois. Les hydreux ont peut-être envoyé un autre émissaire, comme celui qui a tué le roi Frederick. Peut-être sont-ils convenus d’un cessez-le-feu ou de conditions de paix. Peut-être…
Mais lorsqu’il vit ce que faisaient les hydrogues, son excitation sombra dans un puits sans fond. Ces derniers encerclèrent le cercueil transparent et ouvrirent une fente sur le côté, laissant fuser l’atmosphère au-dedans.
Piégé, Gomez commença à se débattre et à donner des coups furieux contre la paroi.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? demanda Anjea.
— Ils augmentent la pression. Ils ouvrent graduellement son caisson sur le milieu extérieur.
— Mais ça va le tuer !
— C’est probablement ce qu’ils ont en tête.
Gomez devenait fou. Les hydrogues l’observaient, comme un sujet dont on étudie les réactions pour analyse ultérieure. L’homme donnait des coups de poing et de pied. Un cri distendait ses lèvres, ses yeux saillaient hors de leurs orbites.
— Arrêtez !
C’était inutile, et Robb le savait. Ses compagnons gémissaient ou pleuraient.
Comme la pression continuait à grimper, Gomez cessa enfin de se débattre. Du sang envahit ses globes oculaires puis jaillit de son nez et de ses oreilles. À présent, ses organes internes étaient sans doute écrasés. Robb cligna des yeux pour en chasser les larmes. Il ne voulait plus regarder… mais ne pouvait s’en empêcher.
Les hydrogues ne s’en tinrent pas là. Après la mort de Gomez, ils laissèrent entrer l’atmosphère jusqu’à ce que le corps implose dans un craquement général.
Il fallut presque dix minutes pour transformer le malheureux en une purée infecte. Puis les trois hydrogues descellèrent les deux moitiés du cercueil et le renversèrent. La bouillie rougeâtre, plantée d’esquilles, se répandit parmi les plans géométriques. Les trois créatures de vif-argent la scrutèrent, comme s’ils s’attendaient qu’elle se recompose en un corps pareil au leur. La mixture organique qui avait été Charles Gomez se contenta de s’étaler en bouillonnant.
Enfin, les hydrogues partirent. Qu’avaient-ils espéré ? S’était-il agi de quelque expérience cruelle, de quelque torture ? D’une punition, ou même d’une distraction ? Robb demeura silencieux, tout comme ses compagnons.
— On ne sortira jamais d’ici vivants, dit Anjea.
Et, comme les prisonniers refluaient au fond de la cellule, les hydrogues revinrent prendre un nouveau sujet d’expérience.