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TASIA TAMBLYN
De retour sur Mars après avoir escorté les Vagabonds sur Llaro, Tasia se mit en condition pour revenir aux exercices militaires qu’elle dirigeait. Voir son peuple ainsi capturé, et devoir glaner des miettes d’informations sur sa famille, avait avivé son ressentiment. Elle aurait voulu revenir chez elle, retrouver Jess, sentir la glace sous la croûte de Plumas… et si c’était impossible, aller au moins combattre les hydreux !
Tasia avait subi un entraînement rigoureux et servi à l’extrême de ses capacités. Mais les Forces Terriennes de Défense avaient changé la nature même du combat, de sorte qu’elle ne se sentirait pas coupable si elle rompait son serment, volait un vaisseau en y embarquant EA et filait, comme Crim Tylar le lui avait suggéré. Elle avait la possibilité de brûler son uniforme, et d’aller revivre parmi les siens.
Mais si elle désertait, les Terreux l’accuseraient d’avoir été une espionne depuis le début. Patrick Fitzpatrick III sortirait probablement de sa tombe juste pour affirmer de son ton suffisant : « Je vous l’avais bien dit ! » Pire, le général Lanyan en profiterait pour sévir contre les détenus de Llaro, que Tasia voulait protéger.
Que se passait-il en ce moment avec les clans ? Rendez-Vous à présent détruit, où iraient-ils ? Cesca devait tenter de les réunir, mais comment le pourrait-elle, quand les FTD traquaient chacun de leurs avant-postes et de leurs colonies ? Hormis les rumeurs colportées par Roberto Clarin, les seules informations sur les Vagabonds provenaient de la Grosse Dinde, et la jeune femme ne les considérait pas comme des plus objectives…
Elle voulait seulement se battre contre les hydrogues. Était-ce si compliqué ?
À la base militaire, une convocation du général Lanyan attendait Tasia. Elle était toujours en uniforme de pilote et n’avait ni déjeuné ni pris de douche, mais le message insistait sur l’urgence du rendez-vous. Son aide de camp l’escorta jusqu’à destination, et elle se mit au garde-à-vous devant le bureau.
Lanyan leva sa tête à la mâchoire carrée pour l’observer.
— Commandant Tamblyn, il y a une certaine affaire dont nous devons discuter. Vos états de service sont impressionnants, et vos compétences inégalées dans nombre de domaines.
D’un ton raide, elle répondit :
— Oui, mon général, en poursuivant en son for intérieur : Je sais cela.
Néanmoins, son estomac se serra. Les opérations contre les Vagabonds s’étaient accentuées, et Lanyan pouvait lui ordonner de révéler la localisation d’installations claniques, y compris les puits appartenant à sa famille sur Plumas. Elle se prépara à répondre avec fermeté. Si nécessaire, elle refuserait son ordre de trahir les siens et lui rappellerait en termes peu châtiés qu’il avait oublié où se trouvait le véritable ennemi de l’espèce humaine. Ensuite, le général l’enverrait probablement en cour martiale.
Il la prit par surprise en déclarant :
— Voulez-vous retrouver votre commandement ?
Abaissant sa garde, elle répondit en l’espace d’un clin d’œil :
— Absolument, mon général. Dès que possible.
Son sourire découvrit des dents émoussées.
— J’ai cru comprendre que vous préfériez combattre les hydrogues à votre mission actuelle ?
Dans les veines de Tasia, le sang s’accéléra. Peut-être avaient-ils une vraie mission pour elle.
— Sauf votre respect, n’importe quel vétéran est apte à superviser des entraînements sur Mars. Je préfère assurément une autre assignation, mon général.
— Après des mois de dur labeur, la flotte de béliers est presque prête : soixante vaisseaux à blindage renforcé, équipés de compers Soldats. Cependant, nous avons besoin d’officiers expérimentés, volontaires pour mener l’offensive contre les hydrogues. Vous devrez vous tenir prête à partir dès que la flotte sera opérationnelle et que l’on aura défini une cible.
Tasia retint son souffle. Les armes high-tech tels les fraks et les disrupteurs de carbone n’avaient pas causé autant de dommages que les FTD l’avaient escompté sur Osquivel ; les vaisseaux kamikazes de compers Soldats s’étaient révélés la seule force efficace. La jeune femme avait suivi la construction des béliers, attendant qu’elle soit achevée.
— Puisque ces vaisseaux disposent d’un équipage entièrement robotisé, en quoi puis-je être utile ?
Lanyan fit craquer ses articulations et se renfonça dans son fauteuil.
— Pour une affaire aussi cruciale, il n’est pas question de tout confier à des compers ; même s’il s’agit de nos nouveaux modèles de Soldats. Je tiens à avoir quelques humains à bord, pour la forme, un pour dix vaisseaux. En théorie, vous vous tournerez les pouces. Mais tous deux, nous savons que rien ne se déroule exactement comme prévu, en particulier en condition de bataille réelle.
— Oui, mon général. J’ai pu le constater sur Jupiter, Passage-de-Boone et Osquivel.
— Comme je le disais, commandant, vos états de service en imposent. Quelques incidents ont montré que vous aviez des problèmes de discipline avec vos compagnons, mais hormis cela votre comportement en situation de combat est sans tache. Vous êtes le choix idéal.
Dans ces compliments délivrés à contrecœur, Tasia percevait sans peine son aversion vis-à-vis de son passé de Vagabonde. Sous son crâne, la fierté le disputa au sens des réalités.
— J’ai lu quelque chose au sujet d’un adar ildiran qui a vaincu sur Qronha 3, et je sais pour quoi nos béliers ont été conçus. (Elle plissa les yeux.) Alors, soyez franc avec moi, mon général. Vous me demandez de me porter volontaire pour une mission suicide ?
Exactement comme Robb, quand il s’est embarqué dans sa cloche de plongée, à la rencontre des hydrogues.
Lanyan affecta un geste dédaigneux.
— Il y a des risques, c’est certain, mais ce n’est pas une mission suicide. Les béliers sont dotés d’un système d’évacuation pour chaque commandant. Une fois l’ordre final donné aux compers, celui-ci se fera éjecter dans un module conçu à cet effet. À bord, il n’aura plus qu’à profiter du spectacle pendant que son appareil rejoindra un abri.
— En théorie, dit-elle en tâchant de relâcher la tension dans sa voix. Êtes-vous sûr que les chances nous favorisent, mon général ?
— Pas vraiment, mais vous aurez une chance, répondit-il avec une franchise dont elle lui sut gré. C’est le mieux que nous puissions faire. (Il se pencha par-dessus son bureau.) Cela vous donne enfin l’occasion de frapper les hydrogues, Tamblyn… et vous aurez de nouveau un commandement. N’est-ce pas ce que vous souhaitiez ?
C’était une guerre après tout, songea-t-elle. Il n’y avait rien de garanti.
— Indiquez-moi où signer, mon général. Vous avez votre volontaire.
Lanyan eut l’air satisfait.
— Excellent. Je savais pouvoir compter sur vous, Tamblyn.
Elle devinait la fin de sa phrase :… même si vous n’êtes qu’une Vagabonde.
— Quand partons-nous, mon général ?
— Vous commencez l’entraînement immédiatement. La moitié de la flotte est déjà prête, et le reste le sera d’ici à trente-six heures. (Lanyan reporta les yeux sur ses rapports.) Puis nous lancerons nos béliers à l’instant où ces bâtards se montreront.