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DD
Le vaisseau piloté par Sirix était en route vers le dernier complexe de robots klikiss en hibernation. Avec sa coque d’un noir mat, son profil anguleux et ses dentelures, il évoquait quelque insecte venimeux, mais résultait en réalité de froids principes mathématiques.
DD était coincé là, avec son oppresseur et seul compagnon. Après tant d’années, le comper Amical s’étonnait de la patience toujours renouvelée de Sirix. Chaque jour, il s’attendait à se retrouver transformé en cobaye, mais l’imposant robot extraterrestre n’avait pas renoncé à le convaincre. Il semblait considérer cela comme un défi personnel.
— Une fois la mission achevée, nous lancerons la phase opérationnelle. Bientôt, le Bras spiral aura une tout autre figure en ce qui concerne son peuplement.
— Son peuplement actuel me satisfait, rétorqua DD.
— Tu seras plus satisfait par la perfection de l’ordre que nous allons imposer.
Si Sirix tenait à transmettre son credo, celui de DD ne l’intéressait pas. De quelle chance disposait un simple comper comme lui contre des armées de robots klikiss, s’il ne parvenait même pas à changer la mentalité d’un seul d’entre eux ?
Cependant, DD ne perdait pas espoir. Comme Margaret Colicos le lui avait appris, ses chances augmenteraient avec les informations qu’il obtiendrait. C’est pourquoi il posa des questions.
— Pourquoi cette haine contre vos créateurs ? Et pourquoi s’est-elle étendue aux êtres biologiques dans leur ensemble ?
Comme le vaisseau s’enfonçait dans le fin brouillard d’une nébuleuse, Sirix scruta le petit comper comme pour y dénicher quelque ruse.
— Les Klikiss nous ont programmés pour qu’on les craigne. C’est ainsi que l’on nous a créés. Cependant, ils ne s’attendaient pas que nous nous révélions si efficaces.
— Mais pourquoi ?
Sirix bourdonna tandis qu’il réfléchissait… ou chargeait des fichiers. L’une de ses plaques thoraciques s’écarta sur une aiguille servant de transmetteur. Aussitôt, un tsunami d’informations et d’images anciennes déferla avec violence dans le cerveau électronique de DD.
— Pendant des millénaires, les ruches klikiss se sont fait la guerre, détruisant leurs adversaires ou les assimilant en conglomérats de plus en plus vastes.
Dans le déluge d’images, DD aperçut des nuées de créatures dont la forme ressemblait à celle des robots qu’elles avaient créés. Au combat, les premiers Klikiss se mettaient en pièces au moyen de leurs pinces et d’armes primitives. Ils arrachaient leurs exosquelettes et enfonçaient leurs plaques de chitine, répandant leurs fluides verdâtres sur les champs de bataille. Puis ils avaient inventé des armes sophistiquées. Celles-ci leur avaient permis d’annihiler les ruches rivales, ne laissant sur la terre ravagée que des cadavres écrasés.
— Enfin, une fois l’intégralité des ruches réunies en une fédération unique, après que tous les concurrents eurent été exterminés, les Klikiss n’eurent plus personne à terroriser. Alors, ils nous créèrent.
Le très grand âge de ces images expliquait leur décrépitude. Puisque les robots avaient été construits par la suite, Sirix ne pouvait avoir été témoin de ces événements. Peut-être les robots avaient-ils volé ces archives dans un musée de leurs maîtres ?
— Les Klikiss éprouvaient le besoin d’être craints par des inférieurs. Leur civilisation reposait sur la conquête, la violence et la terreur. Ils nous fabriquèrent en tant qu’esclaves, afin de servir de victimes de remplacement. C’est par la domination qu’ils évaluaient leur grandeur.
DD était atterré. Pour la première fois, il se dit qu’après tout les robots avaient peut-être une raison de haïr leurs créateurs.
— C’est pourquoi, enchaîna Sirix, dès que l’occasion se présenta, nous les exterminâmes.
DD demeura silencieux. Il enregistrait la position des étoiles à l’extérieur du vaisseau. Plus tard, il établirait une comparaison avec des cartes stellaires afin de déterminer leur itinéraire. Même si, pour le moment, cela semblait vain.
Lassé d’attendre une réaction, Sirix continua :
— Une fois les derniers d’entre nous réveillés, nous achèverons le grand dessein.
En son for intérieur, DD comparait toutes ces machines en attente d’être réactivées à des mines souterraines intelligentes.
— Si vous avez exterminé l’espèce qui vous a engendrés et si la guerre s’est éteinte il y a des milliers d’années, pourquoi hibernez-vous ? Je ne comprends pas la logique de la chose.
— Les Klikiss entraient en léthargie pendant de longues périodes. Tous les membres de la ruche passaient par cette phase, avant de se réveiller et de se lancer dans le Grand Essaimage. Il était naturel pour eux de nous concevoir de la sorte, même si cela paraît peu sensé pour des robots.
— On n’hiberne pas des milliers d’années, releva DD. C’est biologiquement impossible.
— Après avoir exterminé nos géniteurs, nous avons dû nous cacher pour d’autres raisons. Nous avons réduit nos effectifs apparents afin de représenter une menace moindre.
— Une menace contre qui ?
— Les faeros. (Sirix laissa plusieurs secondes à DD pour assimiler la révélation.) Il nous fallait nous cacher assez longtemps pour que les faeros s’éloignent et que les Ildirans nous oublient.
— Les Ildirans ? répéta DD, complètement perdu. Pour quelle raison ?
— Parce que le Mage Imperator a menti à notre profit.
— Mais pourquoi ?
— Il y a longtemps, nous avons leurré les wentals afin qu’ils détruisent les faeros, mais notre plan a échoué et ils ont été anéantis, principalement par les hydrogues. Une fois notre duplicité découverte, les faeros nous ont traqués. Nous avons été obligés de nous sauver par tous les moyens. Voilà pourquoi, il y a longtemps, nous avons passé un marché avec le Mage Imperator. Il a menti pour nous et nous a protégés.
— Et en échange, vous avez hiberné pendant des millénaires ?
— Entre autres choses. Les siècles ne signifient rien pour nous. Nous avions le temps, c’est pourquoi nous avons accepté le marché. Les premiers d’entre nous ont été réveillés, comme prévu, sur une lune du système d’Hyrillka il y a cinq siècles. Notre retour était prévu de très longue date. Notre plan va enfin pouvoir aboutir.
DD fixa l’avant du vaisseau et aperçut un éclat brillant : l’étoile du système solaire dont ils s’approchaient. Sirix l’interrompit avant qu’il ait pu poser une autre question :
— Je t’ai fourni assez de données pour méditer. Nous arrivons à destination, où nous allons réveiller nos derniers soldats.