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ANTON COLICOS
Lorsque le vaisseau d’Anton atterrit à Mijistra, les Ildirans apprirent avec stupéfaction le massacre de Maratha. Selon Yazra’h, le Mage Imperator nourrissait depuis longtemps des soupçons à l’égard des robots klikiss. Ses pires craintes se trouvaient à présent confirmées.
Même exposé à la lumière des soleils et entouré par la foule du Palais des Prismes, Vao’sh demeurait replié en lui-même. À peine vivant. Le vénéré conteur ne parvenait pas à retrouver son chemin vers le thisme alors même qu’il baignait dedans.
Anton n’abandonna pas son ami.
L’historien humain fut traité en invité de marque. Nourri et soigné, il se rétablit en une journée, après quoi Yazra’h se proposa comme escorte. Mais il n’en avait pas besoin.
— Je veux voir Vao’sh, dit-il.
La belle guerrière au physique élancé, dont le visage exotique reflétait la détermination, le guida à travers les corridors voûtés saturés de lumière colorée. Ses chatisix rôdaient autour d’eux, et Anton se rappela avec un certain malaise les ombrelions qui hantaient la face nocturne de Maratha. Mais ses pensées allaient à Vao’sh.
À l’infirmerie du palais, le vieux remémorant gisait sur un lit baigné de lumière. Bien qu’ouverts, ses yeux ne fixaient que le vide, presque sans ciller. Ses lobes faciaux, naguère si expressifs, étaient blêmes. Son esprit s’était englouti dans la démence.
Parlant pour Anton, Yazra’h demanda aux kiths médecins :
— Son état a-t-il changé ? (Les médecins jetèrent un coup d’œil inquiet à ses chatisix, et elle aboya :) Répondez !
— Il est perdu, condamné à errer à la lisière de la Source de Clarté. Il faut seulement espérer qu’il soit heureux là-bas.
— Nous avons lutté si dur, supporté tant de choses…, murmura Anton. Nous avons combattu des monstres et des robots, et nous leur avons échappé. Nous avons piloté un vaisseau sans carte pendant des jours. (Il poussa un long soupir.) Je n’arrive pas à croire qu’il abandonne maintenant.
Yazra’h lui jeta un regard empreint de respect. Avec sa crinière, la fille du Mage Imperator évoquait l’une de ces féroces guerrières de légende : les reines de l’Amazone, Boadicée, Olga, ou même Wonder Woman. Anton songea qu’elle aurait peut-être été fière de la comparaison.
Le jeune homme resta assis de longues heures au chevet du remémorant. Il tenait l’un des pads électroniques qu’il avait apportés de la Terre.
— Je vais te faire la lecture, Vao’sh. Même si tu ne peux m’entendre, je te tiens compagnie. Écoute. Essaie d’attraper le fil de ma voix et de la suivre jusqu’à moi.
Il afficha ses fichiers littéraires, se racla la gorge et prit une longue inspiration.
— L’épopée d’Homère est le récit terrien qui se rapproche le plus de la Saga des Sept Soleils. Je vais commencer par l’Iliade. (Il toussota, puis :) Chante, ô Déesse, le courroux d’Achille, fils de Pélée, courroux fatal qui causa mille maux aux Achéens, et fit descendre au royaume des Morts tant d’âmes valeureuses…
Il reprit sa respiration. L’épopée ne faisait que commencer.
Yazra’h revint souvent le voir, s’assurant que les kiths serviteurs le ravitaillaient convenablement en eau et en nourriture. Au début, le dévouement d’Anton l’amusa, puis il la toucha.
Il ne perdit pas espoir. Sa voix devint rauque, mais il poursuivit le récit de la guerre de Troie, des destinées d’Hector et d’Achille, de l’amour dangereux de Pâris et d’Hélène, d’Ajax qui, de honte, s’était jeté sur son épée.
Pendant qu’il récitait, Vao’sh fixait le plafond d’un regard absent. De temps en temps, Anton abandonnait Homère pour raconter des anecdotes historiques et même des souvenirs de ses parents et de leurs travaux archéologiques.
Les jours s’écoulèrent ainsi.
À la moitié de l’Odyssée, alors qu’il s’apprêtait à raconter le périlleux voyage entre Charybde et Scylla, sa voix prit un ton dramatique, et les mots affluèrent. À l’apogée du récit, il regarda Vao’sh et s’arrêta au milieu d’un vers.
Il lui semblait que la peau du remémorant s’était avivée. Anton posa le pad à côté de lui. À sa stupéfaction, Vao’sh cligna des paupières. Le jeune homme se pencha, fou d’espoir.
Vao’sh cilla de nouveau puis tourna la tête, et sa bouche se fendit d’un sourire.
— Ne t’arrête pas en si bon chemin, mon ami. Raconte-moi la fin de l’histoire.