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ADAR ZAN’NH
C’est d’un pas plein d’arrogance que Thor’h débarqua sur le vaisseau amiral. On lui avait ordonné d’escorter Zan’nh à la surface d’Hyrillka. Bien que ce dernier soit affaibli par la rupture avec le thisme, le Premier Attitré disgracié s’était entouré de trois fois plus de gardes que nécessaire. Bien, songea l’adar, au moins avait-il encore peur de lui.
On avait nettoyé la baie d’amarrage du sang et des morts qui la souillaient. Tandis qu’ils s’acheminaient vers la navette royale, Thor’h scruta son frère.
— Bien que tu aies donné ta parole, je sais que tu n’as pas l’intention de te rendre. Tu ne m’as pas l’air d’un homme vaincu.
— Je n’ai pas été vaincu. Je conserve mon honneur.
Thor’h gloussa.
— Pery’h a gardé son honneur – et il est mort. (Ses lèvres s’incurvèrent en un sourire vorace.) Quant à moi, je suis toujours Premier Attitré.
— Le Mage Imperator t’a retiré ce titre.
Les gardes toisèrent Zan’nh, comme s’ils songeaient à revenir sur leur décision de le laisser libre de ses mouvements. Thor’h ne se départit pas de son calme.
— En retour, nous lui avons retiré son titre de Mage Imperator. Cela a plus d’importance. Je suis le Premier Attitré du véritable Imperator.
— La vérité est la vérité, répliqua Zan’nh. Ce ne sont pas les opinions de quelques rebelles qui décident de la réalité.
La navette descendait vers Hyrillka. Quoiqu’il n’en montre rien, l’adar sentait son esprit chanceler. À mesure que les équipages des croiseurs s’évanouissaient en se détachant du thisme, il se sentait de plus en plus isolé.
Bien que le nombre d’Ildirans autour de lui n’ait pas diminué, Zan’nh ne percevait plus leur présence rassurante. Le thisme constituait un socle inébranlable pour l’esprit ildiran. Celui-ci n’était pas conçu pour la solitude et exigeait une masse critique pour que l’individu reste uni aux autres. Et voilà qu’à présent lui, l’adar de la Marine Solaire, devenait sourd et aveugle à ce fondement réconfortant de son existence…
Comme il restait assis dans un silence morose, il se rappela un épisode où Adar Kori’nh et lui s’étaient rendus sur une station d’écopage désertée, à la dérive dans les nuages hantés de Daym. Ils n’avaient pas été trop de deux pour conserver leur calme et leur courage, malgré le croiseur qui flottait au large, et ils avaient quitté l’endroit sans tarder.
Ainsi isolé, il sentait son lien avec le Mage Imperator s’amenuiser. Il sentait sa présence dans le lointain Palais des Prismes et était certain que celui-ci avait compris qu’un événement dramatique était survenu parmi les croiseurs… Mais il ne parvenait pas à envoyer de message clair : aucun détail, seulement une forte angoisse. Son père devait percevoir les équipages qui s’évanouissaient du thisme. Supposait-il qu’ils étaient morts ? et que son adar avait totalement failli ?
En vérité, il savait qu’il avait failli.
Comme ils approchaient du tarmac pavé de mosaïques, Zan’nh regarda par un hublot de la navette. Les zones agricoles avaient été ressemées de nialies, dans l’intention de produire de grandes quantités de shiing. L’an passé, on avait reconstruit de nombreux édifices, à la suite de l’attaque hydrogue. Ils étaient austères et fonctionnels, sans les fioritures multicolores qu’affectionnait naguère Rusa’h. Ce dernier avait radicalement changé de personnalité après sa blessure à la tête. Manifestement, son esprit avait subi des lésions, et les médecins ne l’avaient pas soigné convenablement. L’Attitré d’Hyrillka était fou.
En ce qui concernait Thor’h, c’était une autre histoire. Il avait rejoint les rebelles en toute connaissance de cause.
— Tu aurais dû être plus avisé, Thor’h. Pourquoi participer à cette folle aventure ? Tu sais que l’Attitré d’Hyrillka ne peut réussir contre toute la Marine Solaire.
— Je ne sais rien de la sorte. Notre oncle a vu la vérité au cours d’une vision sainte. Comment puis-je en douter ?
— En usant de bon sens, rétorqua Zan’nh d’une voix tranchante – mais il savait que cette conversation était inutile.
L’astroport était un centre d’animation trépidant. De nombreux cargos attendaient sur les tarmacs, toutes écoutilles ouvertes ; des ouvriers s’y engouffraient, portant des bonbonnes de gaz de shiing. À présent, Rusa’h disposait d’une maniple de croiseurs lourds manœuvrés par des équipages qu’il contrôlait totalement. Zan’nh sentit la nausée l’envahir.
J’aurais dû ordonner la destruction de mes vaisseaux.
Après l’atterrissage de la navette, des gardes vinrent escorter le captif jusqu’au palais-citadelle, au sommet de la colline. En tête, Thor’h paradait. Ils menèrent Zan’nh jusqu’à la porte d’une salle aux murs épais à l’intérieur du palais-citadelle, et Thor’h lui fit signe d’entrer.
— Ces appartements étaient utilisés par notre pauvre frère Pery’h. Il n’en a plus besoin désormais.
— Je doute que tu aies fait quoi que ce soit pour empêcher son assassinat.
— L’empêcher ? Je l’ai encouragé. Cela représentait le seul moyen de t’attirer avec une maniple entière. Un piège implacable, et qui a fonctionné à la perfection. Regarde ce que nous avons gagné.
— Qu’as-tu gagné ? Tu as perdu ton âme.
Au lieu de laisser son prisonnier, Thor’h réclama des rafraîchissements. Les assisteurs se hâtèrent d’en apporter, et il mangea quelques sucreries. Il souriait comme s’il s’agissait d’un goûter convivial, mais Zan’nh le toisa sans daigner toucher aux mets.
— Alors, c’est moi qui vais manger, soupira l’ancien Premier Attitré. J’ai aussi demandé du shiing. Peut-être veux-tu essayer ? Cela étendrait ton champ de compréhension.
— J’en comprends assez.
— Allons, tu es trop jeune pour te braquer comme un vieux fossile…
Il exhiba une fiole de liquide nacré, fraîchement extrait des plantes-phalènes. Il lui jeta un œil avide, comme s’il mourait d’envie d’en boire. Mais Rusa’h l’avait interdit aux individus convertis. Zan’nh répondit :
— Je ne me laisserai pas corrompre comme toi.
— Cela dépend de ce que tu entends par « corrompre », soupira Thor’h en rangeant la fiole. Notre père perpétue les erreurs de son père, et du père de son père avant lui. Il est temps que cela change. (Il joignit les mains, l’air sincère.) Crois-moi, Zan’nh. J’agis pour le bien de l’Empire ildiran, de même que notre oncle Rusa’h. Ce serait tellement mieux si l’adar de la Marine Solaire se ralliait à notre cause de son plein gré – comme moi.
Zan’nh refusa de répondre. Déjà, son esprit échafaudait des plans d’évasion, afin d’envoyer un message d’alarme à Mijistra.
Un garde s’avança à la porte.
— Nous avons reçu des nouvelles de l’Imperator Rusa’h. Les quarante-six croiseurs lourds ont été assimilés. Leurs équipages sont à présent liés au nouveau thisme.
Thor’h se tourna vers son frère, un large sourire aux lèvres.
— Tu vois, Zan’nh ? Même si tu choisis de ne pas coopérer, l’Imperator légitime répandra sa lumière à travers tout l’Agglomérat d’Horizon. Maintenant que nous possédons tes croiseurs, rien ne pourra l’arrêter.