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DENN PERONI
La colonie de Yreka semblait la meilleure candidate pour faire du commerce au marché noir, car elle ne s’était jamais remise du blocus imposé par la flotte terrienne. C’est pourquoi Denn Peroni et Caleb Tamblyn étaient tous deux optimistes, alors que le Persévérance Obstinée atterrissait sur l’astroport à moitié désaffecté.
Ils ouvrirent l’écoutille du cockpit, les portes des soutes ainsi que la rampe de poupe puis sortirent saluer les Yrekiens : prudents mais curieux. Un sourire carnassier aux lèvres et les bras grands ouverts, Denn se sentait dans la peau d’un revendeur de foire venu exhiber ses marchandises.
Padme Sarhi, le gouverneur d’Yreka, était une Indienne de haute stature, dotée d’une tresse qui lui descendait jusqu’à la taille. Elle portait un pantalon de toile grossière et une ample vareuse blanche, mais ni bijou ni insigne. Bien qu’elle aille sur ses soixante-cinq ans, sa peau lisse et mate était sans âge ; dans ses grands yeux se lisait le doute. Denn se rendit compte qu’il devrait la persuader, s’il voulait commercer avec la colonie.
Caleb ne s’était guère préoccupé de sa tenue, mais Denn, lui, avait revêtu la plus flamboyante : une combinaison de saut très ajustée, à manches bouffantes et garnie de multiples poches. Des broderies claniques compliquées s’entrecroisaient sur les coutures et les poches. Le Vagabond avait noué ses cheveux bruns sur la nuque au moyen d’un ruban bleu – la couleur préférée de Cesca – et s’était vaporisé un parfum boisé. Il avait l’impression de s’être préparé pour faire la cour à quelqu’un.
Après les présentations d’usage, il déclara :
— Nous avons apporté quelques articles dont vous pourriez avoir besoin.
Caleb hocha la tête dans un effort pour paraître agréable. Mais le gouverneur ne se dérida pas.
— Vous n’ignorez pas que la Ligue Hanséatique a désigné les Vagabonds comme des ennemis ? Et que quiconque serait surpris à commercer avec eux encourrait une peine sévère ?
Caleb renifla bruyamment.
— Tiens donc. Les Terreux n’arrivent pas à approvisionner des colonies comme Yreka, mais pour les menaces ils ont des vaisseaux prêts à partir à tout moment… C’est eux tout craché.
Pris au dépourvu, Denn argua :
— Les Forces Terriennes ont détruit d’importantes colonies de Vagabonds, m’dame, sans provocation de notre part ni avertissement de la leur.
— C’est leur façon ordinaire de procéder, dit le gouverneur.
Denn ne savait trop quoi faire.
— Nous, hum… nous ne voulons pas mettre votre colonie en péril, dit-il en battant nerveusement la semelle. Nous allons rembarquer et partir.
— Ah bon ? s’étonna Caleb.
À leur grande surprise, la grande femme s’exclama :
— Je me moque de ces maudits militaires ! Quand ils ont brûlé nos champs et détruit nos entrepôts, nous avons perdu beaucoup de provisions et de matériel. Montrez-nous ce que vous avez. Il y a des chances que nous prenions tout.
Les colons s’agglutinèrent autour du Persévérance Obstinée comme s’il s’agissait d’un marché aux puces. Les deux Vagabonds étalèrent des métaux, du tissu synthétique, des batteries solaires souples et d’autres appareils compacts. La brise s’infiltrait par les sas ouverts à travers le vaisseau, chassant l’air trop fréquemment recyclé. Les Yrekiens s’extasiaient sur les articles les plus ordinaires.
Denn avait gardé le meilleur pour la fin.
— Nous avons du bois theronien au fond de nos cales, commença-t-il.
Il fit signe au gouverneur de grimper à l’intérieur puis expliqua comment Mère Alexa et Père Idriss avaient autorisé les Vagabonds à récupérer du bois d’arbremonde, pour les remercier de les avoir aidés à reconstruire.
— Vous avez travaillé sur Theroc ? Intéressant. (Sarhi baissa la voix.) Les nouvelles délivrées par la Hanse ne l’ont jamais mentionné. D’après eux, vous vous contentez de vous cacher dans des terriers et d’affaiblir l’humanité par votre cupidité.
Caleb renifla de nouveau.
— Bah, pourquoi s’ennuieraient-ils à présenter les clans sous un éclairage favorable ?
Dans la soute, le bois faisait songer à des lingots d’or – des planches qui auraient été touchées par le roi Midas. Un doux parfum résineux emplissait l’air, relevé de senteurs d’herbes et d’essences.
Durant leur retour de la réunion d’Osquivel, Denn s’était essayé à la sculpture sur bois. Quand il ne jouait pas ou ne buvait pas un coup avec Caleb, il passait son temps, armé d’un couteau, à tailler morceau sur morceau. Les Vagabonds avaient rarement l’occasion de travailler le bois, et il ne s’attendait pas à exceller en la matière. Mais il était parvenu à révéler des motifs noyés dans leur masse ; peut-être issus de son imagination, à moins qu’ils proviennent des histoires que les prêtres Verts racontaient aux arbres. Les volutes laissées par la sève dans le grain des arbres géants évoquaient les gaz colorés d’une nébuleuse. Denn croyait voir des visages, pareils à ces images rémanentes quand on ferme les paupières, des souvenirs de scènes qu’il n’avait jamais vécues.
Il remarqua la fascination muette du gouverneur, qui faisait courir ses doigts sur le bois. Le scepticisme avait quitté son visage, et ses pupilles brillaient. En cet instant, Denn imagina quelle femme elle avait été dans sa jeunesse.
— Nous allons prendre de ce bois. Il faut négocier le prix, et la devise ou le type d’échange à employer. (Denn discerna dans ses paroles la force et la volonté inébranlable qui faisaient un bon chef.) Mais nous allons trouver un point d’entente.
L’un des Yrekiens arriva en courant.
— Une flottille des FTD vient de se placer en orbite ! Ils préparent une navette avec l’amiral Stromo à bord.
Le gouverneur tressaillit.
— Que veut-il, cette fois ?
— Une visite d’inspection, d’après ce qu’il a dit.
Denn et Caleb échangèrent un regard alarmé. L’espace d’un éclair, ils se demandèrent si les Yrekiens les avaient trahis. Mais aucun message n’aurait pu atteindre les FTD aussi rapidement, et lorsqu’il vit le visage du gouverneur Denn sut qu’elle ne les avait pas trompés.
— Ils vont voir mon appareil, dit-il. Ils sauront que nous sommes là.
— Ne vous vexez pas, monsieur Peroni, mais avec les sas grands ouverts, le patchwork de blindages de la coque et sa forme bizarroïde aucun militaire ne songera qu’il s’agit d’un vaisseau en état de marche – en particulier quelqu’un à l’imagination aussi étroite que l’amiral Stromo. (Elle se tourna vers le porteur du message et aboya des ordres :) Rameutez tout le monde, il faut agir en urgence. Amenez tout l’équipement lourd que vous trouverez, et entassez-le sur l’astroport.
Dans la demi-heure qui suivit, Denn et Caleb, éberlués, virent les Yrekiens sortir en hâte des hangars moissonneuses et autres engins agricoles. Deux drones-semoirs fonctionnant à l’hydrogène furent amenés de chaque côté du Persévérance Obstinée, et l’on déploya bâches et cageots tout autour. Bientôt, le vaisseau des Vagabonds ressembla à une épave convertie en entrepôt de pièces détachées.
Comme le temps filait, le gouverneur prit les deux hommes par le bras.
— Maintenant, la seule chose un peu trop voyante, c’est vous deux. Notamment vos vêtements, aussi discrets que des feux de signalisation… Nous allons vous changer. (Les commissures de ses lèvres s’incurvèrent.) Je suis sûre de pouvoir trouver à chacun de vous une vieille combinaison informe…
— En principe, je préfère les vêtements propres et bien ajustés, commenta Denn, mais pour cette fois mon désir de m’intégrer parmi vous l’emporte sur mon sens naturel de l’élégance.
Lorsque le transport militaire atterrit, Denn et Caleb s’étaient fondus dans la foule maussade des Yrekiens. L’angoisse donnait mal au cœur à Denn. Il suffisait qu’un seul Terreux ait l’œil assez exercé pour repérer le Persévérance, ou qu’un colon désirant s’attirer les faveurs de Stromo dénonce les deux Vagabonds.
Flanqué d’une garde d’honneur rutilante, l’amiral aux joues flasques émergea de la navette. Sur sa poitrine, ses médailles luisaient comme autant de bijoux. Denn le catalogua aussitôt comme un homme d’apparat, capable de tourner bride face à la bataille afin d’éviter de salir son bel uniforme.
Le gouverneur – en sueur et à la tenue froissée par les préparatifs – se posta devant Stromo.
— Que puis-je faire pour vous, amiral ? demanda-t-elle avec un sourire factice. Nous auriez-vous apporté les denrées de la Hanse dont nous avons tant besoin ?
L’énervement gagna Stromo.
— Je retourne sur Terre après une opération couronnée de succès contre ces hors-la-loi de Vagabonds. Puisque je passais au large de votre système, j’ai décidé de vérifier que vous vous conformiez toujours à la Charte de la Ligue Hanséatique.
— Nous en possédons un exemplaire, au cas où nous aurions besoin de nous rafraîchir la mémoire.
— Peut-être que, ce dont vous avez besoin, c’est une flotte des Forces Terriennes, dit Stromo en gonflant la poitrine d’une grande inspiration.
— Vous vous êtes montrés on ne peut plus clair, quand vous êtes venus faire le siège d’Yreka. (Elle baissa les yeux, affectant la peur.) Nous avons retenu la leçon.
— Heureux de vous l’entendre dire, répondit Stromo, son sourire retrouvé. (Il enchaîna aussitôt :) J’aimerais faire descendre des permissionnaires sur Yreka, par petits groupes : ils ont besoin de se dégourdir les jambes, de prendre un peu le soleil. Personnellement, je me réjouis d’avance de pouvoir enfin manger un bon repas.
Son ton indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une requête.
— Tant que vous et votre équipage apportez votre nourriture et vos cuisiniers, dit le gouverneur avec une fermeté étudiée. Comme vous nous avez dépouillés de notre carburant interstellaire, il nous est impossible de commercer avec d’autres colonies. Nous sommes à peine autosuffisants.
Sa réponse irrita Stromo, mais son regard ne faiblit pas. Finalement, il prit une longue inspiration.
— Mes soldats peuvent apporter leurs rations. Des rations insipides et monotones…
— Peut-être les habitants accepteront-ils de procéder à quelques échanges. On se lasse de manger toujours la même chose.
— Je vous fais parvenir une liste, avec une note additionnelle pour mes plats préférés.
— Nous verrons ce que nous avons, amiral. Mais je ne vous promets rien.
Pendant trois jours, les deux Vagabonds n’eurent d’autre choix que de rester avec la flotte militaire. Ils gardèrent le profil bas et aidèrent aux tâches quotidiennes, lesquelles ne différaient pas de celles d’une colonie de Vagabonds. Mais lorsque Denn voyait les Terreux se pavaner et se comporter comme si la planète leur appartenait, son sang se mettait à bouillir. Quant à Caleb, il donnait l’impression d’avoir avalé un hérisson, si bien que Denn finit par le tancer :
— Si tu éveilles leurs soupçons, ils fouineront jusqu’à ce qu’ils nous trouvent.
Mais Stromo n’avait aucunement l’intention de fouiner, seulement d’intimider une colonie déjà soumise. Il ne lui était pas venu à l’esprit que la simple présence militaire ne suffisait pas à terroriser complètement les Yrekiens.
À chaque minute, Denn se demandait si l’un des colons n’allait pas signaler leur présence à un soldat. Mais ils semblaient nourrir autant de rancune vis-à-vis des FTD que les Vagabonds. Il s’étonnait de voir la Hanse ne pas tenir compte de son tissu social, qui tombait en quenouille… Peut-être leur président était-il si obnubilé par l’ennemi qu’il ne voyait pas les ponts qu’il brûlait derrière lui.
Lorsque les dernières Mantas furent parties, laissant dans leur sillage confusion et soulagement, Denn rencontra de nouveau le gouverneur. Sur son visage, il lut la profondeur du ressentiment qu’elle avait caché avec tant de soin ces derniers jours. À en juger par la colère qui perçait sous son masque d’impassibilité, celle-ci devait flamber vif.
— Au moins, c’est fini, lança Denn avec une gaieté forcée. J’apprécie que vous ne nous ayez pas abandonnés à notre sort.
— Si j’ai eu quelques doutes, ceci les a dissipés. (Sarhi jeta un coup d’œil vers le ciel, comme si Stromo les surveillait encore, et l’espace d’un instant Denn vit ses mâchoires se crisper.) Après tout ce temps, la Hanse a envoyé des vaisseaux sur Yreka. Ils auraient pu apporter de la nourriture, des médicaments, de l’équipement… mais ils voulaient seulement nous bousculer un peu. Vous, qui n’aviez aucune raison de nous aider, êtes arrivés avec ce dont nous avons besoin, malgré les risques que vous encouriez.
Denn s’empourpra.
— Je suis aussi altruiste que n’importe qui, m’dame, mais il est aussi vrai que mon peuple vit de négoce…
Caleb se gratta l’aisselle. Tous deux avaient hâte d’enfiler de nouveau leurs vêtements habituels.
— La Grosse Dinde a maltraité beaucoup de colonies. Espérons qu’elles partageront les mêmes sentiments que vous vis-à-vis de nous. Donnez-nous une liste de courses, et nous verrons ce que nous pourrons rapporter lors de notre prochain passage, suggéra Denn.
Le gouverneur plissa le front. Elle bouillait toujours de colère contre les FTD.
— Nous acceptons votre proposition, monsieur Peroni, et avons hâte de voir tout ce que les Vagabonds ont à offrir. J’avais déjà décidé d’autoriser un peu de marché noir, mais désormais nous vous aiderons activement. Nous allons installer une base d’échanges et, en ce qui me concerne, la Hanse peut aller au diable.