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RLINDA KETT
Après le départ de Davlin Lotze pour la Terre à bord du vaisseau réquisitionné, Rlinda resta sur Relleker, le temps d’aider BeBob à charger le matériel dévolu aux nouvelles colonies sur le Foi Aveugle. Le gouverneur Pekar se plaignait sans cesse du temps et de l’argent perdus à offrir l’hospitalité aux réfugiés de Crenna ; et ne cachait pas son plaisir de les voir partir.
Pareilles remarques n’encourageaient pas Rlinda à se presser, et elle aurait volontiers dit au gouverneur sa manière de penser…
Le sort des Crenniens entassés dans le Curiosité Avide n’était guère enviable. À présent qu’ils n’étaient plus exposés à une mort certaine, le long voyage qui s’annonçait leur paraîtrait extrêmement rude.
Il n’avait pas fallu longtemps à ces derniers pour admettre que Relleker les considérait comme indésirables. BeBob parti, Rlinda décida d’arrêter de tergiverser, et d’embarquer tout le monde. Ils avaient meilleur espoir d’être accueillis plus chaleureusement sur Terre.
Pekar expulsa le Curiosité après des adieux réduits à la portion congrue. Rlinda n’était pas rancunière – malgré ce qu’en disaient certains de ses ex-maris –, et bien que l’attitude des habitants de Relleker l’ait refroidie elle ne leur en voulait pas. Elle désirait simplement écourter sa visite. Lorsqu’elle décolla, le sentiment de liberté qui l’étreignit lui donna l’impression de se trouver en apesanteur.
— Bon débarras, marmonna-t-elle, sachant que le gouverneur, de son côté, se faisait la même remarque.
Elle mena son vaisseau lourdement chargé en orbite, au-delà de la première lune de Relleker, puis de la seconde. Alors qu’elle accélérait, elle scanna les environs. Puis elle entra les coordonnées de la Terre.
— Voilà, impossible de la rater. (Elle tendit la main vers le bouton de propulsion interstellaire mais décida de presser d’abord celui des communications :) Tenez bon, tout le monde. Je nous mène à bon port aussi vite que je peux. Dès que nous arrivons sur Terre, la tournée est pour moi !
Elle perçut des acclamations assourdies des ponts surpeuplés.
Avant de lancer les moteurs ildirans, elle jeta un dernier regard sur Relleker. Ses capteurs venaient de repérer de gros objets, qui approchaient à grande vitesse. Venaient-ils de Crenna ?
Rlinda coupa les moteurs. L’embardée fit culbuter ses passagers, mais elle préféra ne pas sonner l’alarme tout de suite. La mine sombre, elle zooma l’image et poussa un gémissement. Elle avait déjà vu ce genre d’objet – bien trop de fois ! Alors que son vaisseau se mettait à dériver, elle discerna des orbes de guerre piquant sur Relleker à la manière d’une décharge de chevrotine.
— Bon sang de bois, regardez-les qui viennent !
Lors de l’anéantissement de Crenna, elle s’était retrouvée face aux orbes de guerre. Ils venaient de vaincre leurs ennemis faeros autour du soleil et avaient déferlé devant le Curiosité Avide. Rlinda ignorait toujours comment elle en avait réchappé, mais elle ne voulait pas tenter de nouveau le diable.
Les orbes affluaient des confins glacés au-dessus des orbites planétaires. Rlinda en compta quatorze… une flotte massive. L’abattement la saisit : ils avaient dû voyager depuis Crenna pour aller combattre les faeros dans l’étoile de Relleker. Si l’issue de la bataille était la même, ce système se refroidirait jusqu’à devenir inhabitable.
D’ordinaire, Rlinda ne nourrissait pas de pensées malveillantes, mais elle se demanda ce qui resterait de la morgue du gouverneur Pekar, si elle devait aller mendier de l’aide pour évacuer sa population.
Les orbes de guerre se dirigeaient non pas vers le soleil de Relleker, mais vers la planète elle-même. D’après les radars à longue portée du Curiosité, ils descendaient directement vers la colonie principale. Les créatures des abysses gazeux avaient un objectif clair.
Peu après, la voix de Pekar retentit à la radio, sonnant l’alerte et réclamant de l’aide :
« Des orbes de guerre attaquent ! Ils ont commencé à ouvrir le feu ! (Un cri interrompit son appel, et Rlinda perçut une détonation au loin.) S.O.S. ! Il faut nous évacuer immédiatement ! »
Rlinda redémarra les propulseurs et fit pivoter le Curiosité Avide en direction de Relleker. Son cœur battait la chamade. Elle ne savait que faire. Son vaisseau en surcharge ne pouvait accueillir davantage de monde ; ses ponts étaient remplis, ses coursives surchargées au-delà de ce qu’elles pouvaient contenir. Le simple fait d’atterrir et de redécoller ne serait pas une mince affaire. Sans prêtre Vert, elle n’avait aucun moyen d’appeler à l’aide à temps.
Les orbes allaient et venaient au-dessus de la colonie en déchargeant leurs éclairs bleutés, puis leurs ondes réfrigérantes qui faisaient éclater arbres et bâtiments et tuaient tous les humains sur leur passage.
Voyant l’attaque sur l’un des écrans d’observation, Lupe Ruis, le maire de Crenna, entra dans son cockpit.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, le visage écarlate. Ne devons-nous pas les aider ?
— Dites-moi comment, et je le ferai.
Ensemble, ils écoutèrent les cris qui n’en finissaient pas. Les orbes à coque de diamant continuaient à se déchaîner, écrasant la colonie, réduisant en morceaux la moindre bâtisse. Rlinda mit le cap à l’opposé de celui par où les hydrogues étaient arrivés, puis elle éteignit tous les systèmes, afin de ne produire aucune trace énergétique reconnaissable.
— En fait, je ne veux pas que les hydreux nous remarquent, nous, quand ils en auront assez d’attaquer en dessous.
— Mais ces gens, sur Relleker… ils nous ont aidés. Nous devons…
Elle le fixa de ses grands yeux marron.
— Je n’ai rien contre eux, monsieur le maire. Et je n’essaie pas de sauver ma peau. Vous savez que je l’ai déjà sacrément mise en jeu pour vous. C’est seulement qu’il n’y a aucun moyen de les aider.
Ses capteurs étaient au maximum, mais par bonheur elle ne pouvait voir les dévastations que les hydrogues causaient en dessous. Ils continuaient, encore et encore.
La destruction de Passage-de-Boone, de Corvus et même de Crenna, avec son soleil assassiné, n’avait pas été dirigée contre les humains. Ces orbes, toutefois, ne bombardaient rien d’autre que les villes et les banlieues : la colonie humaine était leur cible, il ne s’agissait pas d’un dommage collatéral dans une guerre cosmique.
— On dirait que quelque chose les a énervés.
Peut-être cette colonie s’était-elle révélée simplement trop tentante pour les hydrogues, après la destruction du soleil de Crenna. Ou peut-être obéissaient-ils à des motivations qu’aucun humain ne comprendrait jamais. Puis elle se souvint que le président Wenceslas avait autorisé peu de temps auparavant que l’on utilise cinq Flambeaux klikiss. Cinq autres géantes gazeuses avaient été anéanties. Une provocation évidente ?
— Bande d’imbéciles ! Il fallait qu’ils aillent allumer de nouveaux incendies… À quoi s’attendaient-ils ? Pas étonnant que les hydreux se vengent.
Les hurlements résonnèrent pendant une bonne heure. Lorsqu’ils se turent, tout bâtiment et toute vie humaine avaient été effacés de la surface de Relleker.
Épouvantée, Rlinda lança un regard à Ruis.
— J’espère qu’ils ont leur content, et qu’ils ne nous pourchasseront pas. Nous allons faire le mort, mais je ne connais pas la qualité de leurs scanners… Il semble que nous soyons partis juste à temps.
Pendant que le maire allait informer les passagers, Rlinda manœuvra des interrupteurs afin de couper les lumières du vaisseau, y compris les veilleuses. Elle s’était déjà trouvée dans de telles situations par le passé. Mais, cette fois, sa gorge était sèche et son cœur, de plomb au fond de sa poitrine. Si Pekar ne l’avait pas obligée à partir, tous les réfugiés de Crenna – ainsi que BeBob et elle-même – auraient eux aussi été massacrés.
L’issue de Relleker était irrémédiable. Sauver les habitants lui aurait été impossible. Tout ce qu’elle pouvait faire à présent était de survivre, de conserver les réfugiés en vie… et d’atteindre la Terre avec la sinistre nouvelle.