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ANTON COLICOS
Si Anton avait étudié les légendes humaines et ildiranes, il distinguait parfaitement la réalité de la fiction et savait donc que les gens ne se comportaient pas forcément en héros lors des situations critiques. Mais en voyant comment les survivants désemparés se traînaient dans les immensités enténébrées de Maratha, il se rendit compte que sa propre assurance était sans doute la seule chose qui les gardait en vie.
Les membres de l’équipe de maintenance s’étaient retrouvés bloqués, après le sabotage des générateurs, dans la ville sous dôme de Maratha Prime. Puis, deux des trois navettes qu’avaient prises les réfugiés pour se mettre à l’abri avaient explosé, elles aussi victimes de sabotage. À présent, il ne restait que huit Ildirans et lui-même.
Ils cheminaient tant bien que mal sur la face nocturne de la planète. L’Attitré de Maratha, son assistant et le lentil avançaient ensemble, dans un silence macabre. Le vieil historien Vao’sh marchait avec un terrassier du nom de Vik’k et deux agriculteurs. Anton avait pris la tête du convoi, en compagnie de l’ingénieur Nur’of.
— C’est par là, dit le jeune homme d’un ton encourageant à travers sa combinaison protectrice, tout en pointant le doigt vers l’horizon. Tout droit jusqu’au lever du soleil.
— On ne peut pas traverser un continent en quelques jours, grommela le fonctionnaire Bhali’v.
— Nous avons couvert une grande distance avant que les vaisseaux s’abattent, aussi ne sommes-nous pas nécessairement très loin de l’objectif. Et il y a assez de provisions.
— Le remémorant Anton a raison. Nos combinaisons tiendront plusieurs jours sans maintenance, reconnut Nur’of. Il est possible d’y arriver.
Comme ils lambinaient, Anton accéléra le pas. S’imaginer en chef l’amusait. Les Ildirans, quant à eux, semblaient au bord de la panique. À présent, ils étaient prêts à foncer jusqu’à atteindre l’aube ou à tomber d’épuisement. Anton les aidait à conserver leur calme du mieux qu’il pouvait.
Vues d’en haut, les plaines stériles avaient l’air monotones, mais au niveau du sol éboulis et soulèvements dus au gel rendaient le voyage difficile. Plus d’une fois, Anton faillit se tordre la cheville – ce qui aurait posé de sérieux problèmes. Malgré son désir de rejoindre au plus vite la réconfortante clarté du jour, il se força à la prudence.
Vao’sh lança d’une voix forte :
— Si cela devient trop dur, faites une pause et levez les yeux vers le ciel. Oui, la nuit est noire et l’univers abyssal, mais chaque étoile est un soleil flamboyant. Concentrez-vous sur leur éclat, et considérez toute la lumière émise dans l’univers. Captez-en ne serait-ce qu’une étincelle, et cela suffira à raffermir votre courage.
— Comme un rayon-âme, murmura Ilure’l, le lentil. Si nous nous raccrochons à cela, nous serons sauvés.
Les réfugiés repartirent avec une ardeur renouvelée… jusqu’à ce que la peur et la tristesse se fassent de nouveau ressentir. Afin de les distraire, Vao’sh raconta des histoires de la Saga des Sept Soleils. Mais, lors d’une halte, l’Attitré Avi’h évoqua d’une voix tremblante les Shana Rei. La plupart des survivants attribuaient les sabotages aux créatures des ténèbres.
Vao’sh se lança dans le récit de la guerre de mille ans qui les avait opposés à la race féroce qui volait à la fois la lumière et les âmes. Finalement, les héros ildirans avaient vaincu les créatures vivant dans les profondeurs des nébuleuses noires. Ces légendes auraient dû rasséréner le groupe, mais celui-ci demeurait obsédé par la peur des Shana Rei.
— Ce n’est sans doute pas une bonne idée de leur parler de ça, lui murmura Anton. Nous n’avons pas besoin d’ennemis imaginaires.
Il savait que quelqu’un avait délibérément coupé les générateurs à Maratha Prime. Quelqu’un avait saboté la centrale électrique et les batteries de secours, plongeant toute la ville dans l’obscurité. Les Ildirans avaient beau ne pas l’admettre, Anton soupçonnait les robots klikiss. Il n’y avait aucune preuve, et ces derniers s’étaient toujours montrés coopératifs… mais les suspects manquaient à moins que l’on décide de croire aux monstres dans le placard !
Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’ils marchaient peut-être droit sur le camp ennemi. Pourtant, quel autre choix avaient-ils, ainsi perdus dans le noir ?
Ils progressèrent sans parler. Des bruits étranges rompirent le morne silence, qu’un enfant aurait interprétés comme des coups dans la nuit. Le refroidissement soudain de Maratha, après des mois d’ensoleillement, provoquait les tressaillements de la croûte terrestre. Non loin de là, des fleuves d’eau thermale coulaient au fond d’étroits canyons. La vapeur fusait, puis gelait au contact de l’air froid, pour retomber en paillettes de givre scintillant.
À mesure qu’ils pénétraient dans la zone thermale, ils voyaient des cheminées souterraines cracher des geysers de vapeur. À la lueur de sa torche, Anton aperçut des lichens multicolores dans les fissures et sur les saillies riches en minerais.
Devant eux apparurent – vision incongrue au milieu de la rocaille – des plantes cuirassées terminées par des fleurs aux pétales rigides. Cet amas rappela à Anton les bernacles qu’il avait aperçues sur les jetées de la côte de Santa Barbara, sur Terre, près de la cité universitaire où il avait habité.
En voyant les plantes, le couple d’agriculteurs s’anima.
— Quelque chose de vivant, qui pousse…, dit la femme, du nom de Syl’k. Mais ce n’est pas un ch’kanh normal.
Le groupe avança avec espoir. En des jours meilleurs, Vao’sh avait mené Anton dans une gorge semblable près de Maratha Prime. Au cœur de la chaude moiteur croissaient des colonies d’anémones cuirassées, dont les pétales clappaient pour attraper des sortes de moucherons. Le remémorant avait appelé ces plantes des « ch’kanhs ».
Mais celles-là, hérissées de tiges télescopiques terminées par une gueule blindée, étaient bien plus grandes. Elles semblaient… plus affamées.
Tandis que les deux kiths d’agriculteurs s’aventuraient dans l’étrange forêt, les anémones commencèrent à se balancer. Mhas’k, le compagnon de Syl’k, balayait les plantes du rayon de sa torche, s’émerveillant de leur constitution. Syl’k tendit la main afin de toucher une fleur calcifiée.
Les pousses cuirassées hibernaient durant la longue nuit. Mais le cycle avait été interrompu, soit à cause de la lumière des torches, soit à cause de la chaleur de leurs corps.
— À sa place, je serais plus prudent, murmura Anton.
Syl’k toucha la fleur. À sa grande stupéfaction, les pétales bâillèrent comme une huître ; détail troublant, ceux-ci avaient les bords dentelés.
— Je n’ai jamais vu une fleur pareille, commença-t-elle.
Le ch’kanh se referma sur son poignet. Et, d’un clappement sec, il l’entailla.
Syl’k poussa un cri. Mhas’k fonça pour l’aider, au moment où toutes les anémones revenaient à la vie dans un ballet de tentacules. Les pétales s’ouvraient et se refermaient. Trois fleurs mordirent l’agriculteur, à l’épaule, au bras gauche et au genou droit. Bientôt, elles se retrouvèrent aspergées de son sang.
Mhas’k tenta de s’arracher à ces étreintes. Syl’k s’écroula, du sang jaillissant de son moignon. Les plantes, petites et grandes, accompagnèrent sa chute ; leurs pétales en lames de scie déchirèrent sa combinaison. Elles la dévorèrent en quelques instants, avec d’horribles bruits de viande et des craquements d’os.
Dans un effort pour se dégager, Mhas’k rua si violemment qu’il déracina plusieurs ch’kanhs ; mais une fois brisées, les tiges flexibles s’enroulèrent autour de son torse. Leurs extrémités pointues poignardèrent sa cage thoracique, enfonçant des racines au plus profond de lui.
Le drame s’était produit en quelques secondes. Tandis que les autres s’avançaient, de nouvelles gueules avides dardèrent dans leur direction. Anton agrippa Vik’k par l’épaule, l’empêchant d’entrer en lice. Les cris et les gargouillis des deux victimes s’étaient éteints. On n’entendait plus que les bruits de mastication des plantes carnivores en train de se repaître.
Anton se retourna, pour constater que les autres avaient fui. Devoir abandonner ses compagnons lui répugnait, mais il n’y avait plus rien à faire pour eux.
Malades de terreur, les survivants coururent hors de la zone thermale et replongèrent une fois de plus au cœur des ténèbres de la planète.
Ils n’étaient plus que sept.