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ANTON COLICOS
L’espace était un désert dans lequel leur vaisseau dérivait dans une solitude absolue. Le vide s’étendait partout où portait le regard et donnait l’impression de tomber à jamais.
Anton n’avait jamais prêté grande attention aux distances qui séparaient les mondes, en particulier ceux de l’Empire ildiran. Il était incapable de se rappeler combien de jours Vao’sh et lui avaient voyagé sur le paquebot spatial vers Maratha ; tous deux avaient été trop absorbés par leur volonté de se connaître mutuellement.
Malgré les commandes automatisées, capables d’assister même un pilote novice comme lui, Anton craignait de ne jamais retrouver Ildira, perdue quelque part dans le gouffre de l’espace.
— On aurait pu croire qu’avec sept soleils dans les environs, elle ne serait pas difficile à repérer, dit-il à mi-voix.
Par chance, le système de navigation de tous les vaisseaux des Ildirans utilisait leur planète natale comme coordonnées d’origine, de sorte qu’ils pouvaient toujours retrouver leur chemin.
Toutefois, Anton ignorait combien de temps son ami tiendrait le coup.
Après avoir échappé au massacre de Maratha Seconda, le vieux conteur avait affronté une terreur tout aussi grande : l’isolation totale de ses congénères. Confiné avec lui dans le petit vaisseau, Anton lui parlait.
— Nous avons tout le temps, dit-il sur un ton d’enthousiasme forcé. Pourquoi ne vous raconterais-je pas des histoires de la Terre ? Cela meublerait les heures d’attente et vous garderait l’esprit occupé – au moins jusqu’à ce que l’on tombe sur un vaisseau ildiran ou une planète habitée.
Vao’sh le fixa de ses yeux hagards. Il se tassait sur son siège, comme si son corps n’avait plus la force de se tenir droit. Ses yeux restaient dans le vague, et ses lobes faciaux, au lieu d’arborer leurs couleurs habituelles, étaient devenus ternes et grisâtres.
— Notre situation me rappelle un classique des histoires humaines intitulé Robinson Crusoé, commença Anton. Elle a été écrite par un auteur anglais du xviiie siècle appelé Daniel Defoe. (Vao’sh cligna de nouveau des paupières, comme s’il luttait pour se concentrer, et Anton vit qu’il avait capté un peu de l’attention de son ami.) Crusoé était un naufragé, échoué sur une île déserte. Il vécut longtemps seul, jusqu’à ce qu’il découvre un autochtone qu’il nomma « Vendredi ». Celui-ci devint son compagnon et un fidèle disciple. Tous deux firent de l’île leur foyer. Une histoire qui nous ressemble, Vao’sh.
Un frisson d’angoisse dévala l’échine de son ami. Il regarda Anton avec tristesse mais s’obligea à poser une question pour montrer son intérêt :
— Ont-ils péri ? Que s’est-il passé ?
— Oh ! un jour, un navire les découvrit. Crusoé fut secouru et raconta son récit au reste du monde. (Il tapota l’épaule de son compagnon.) C’est ce que vous et moi ferons dès notre retour.
Anton éplucha son répertoire d’histoires d’îles désertes, où de courageux héros surmontaient les obstacles : L’Île mystérieuse de Jules Verne, Le Robinson suisse de Johann Wyss et La Complainte du vieux marin de Samuel Coleridge, plus tragique. Mais l’attention du remémorant faiblit, et Anton se demanda s’il n’empirait pas les choses en lui rappelant que les humains parvenaient à survivre à un isolement qu’aucun Ildiran ne pouvait supporter. C’est pourquoi il changea de méthode et raconta des anecdotes humoristiques, des fables astucieuses, des paraboles absurdes. Il pensait sans cesse à la façon dont les congénères de Vao’sh avaient été tués. Il lui expliqua la notion d’agoraphobie dont souffraient certains humains, terrifiés par la foule. Son ami ne parvenait pas à l’imaginer, les Ildirans subissant l’effet inverse.
Leur vaisseau émettait sans discontinuer un signal de détresse, et Anton priait pour qu’il soit capté. Il ignorait s’ils se trouvaient près d’une scission. Mais il ne voulait pas finir perdu pour toujours, comme sa mère.
Après avoir débité à la suite cinq fables d’Ésope particulièrement idiotes, Anton entraîna Vao’sh dans une discussion sur les différences entre la fiction pure, les paraboles à vocation didactique des humains et la vérité historique rapportée par la Saga des Sept Soleils.
— Nous ne sommes pas aussi fidèles à la réalité que nous aimons à le croire, dit Vao’sh d’une voix grave. Jadis, une épidémie a tué tant de remémorants que leurs successeurs ont créé des ennemis, afin d’étoffer la Saga.
— Créé ? Que dites-vous ?
Des couleurs revinrent enfin sur les lobes faciaux du vieux remémorant.
— Je vais vous révéler un secret connu seulement des plus éminents représentants de mon kith. À la suite de la fièvrefeu, qui a détruit une génération entière de conteurs et a conduit à la perte d’une partie de la Saga, nous avons inventé les Shana Rei. Ils ont servi à combler les vides, et à inspirer de nouvelles histoires.
Cette révélation allait à l’encontre de tout ce qu’Anton savait des historiens ildirans.
— Vous me dites que les Shana Rei ne sont que des croque-mitaines ?
— Ils n’existent pas et n’ont jamais existé. L’Empire n’ayant aucun ennemi réel, nous n’avions aucun héros. Or, notre glorieuse histoire en exigeait. Aussi a-t-on fabriqué de toutes pièces un adversaire mythique. Au début, il s’agissait de textes apocryphes, mais le Mage Imperator de l’époque a ordonné de les inclure dans les versions à venir de la Saga. Pendant des milliers d’années, mes congénères y ont cru sans réserve. J’ai honte d’avoir contribué à répandre ces peurs inutiles au sein de la population. Un historien ne devrait jamais contrefaire l’histoire.
Anton le rassura :
— Mais un conteur doit faire ce qu’il faut pour influencer son public. Qui peut dire si les légendes sur les Shana Rei ne sont pas plus édifiantes que les vérités que vous avez perdues ? Les grandes batailles ont diverti vos auditeurs ; ils ont applaudi les héros qui ont combattu au cours de cette guerre imaginaire. (Il se fendit d’un sourire narquois.) Bien pire a été commis au cours de l’histoire.
Après la révélation de son secret, Vao’sh sembla plus léger. Mais sans le réconfort de ses semblables, chaque jour voyait son énergie décliner. Naguère si enthousiaste quand il narrait ses histoires, le remémorant était incapable de lutter contre ses terreurs intérieures et sa solitude.
Le vaisseau naviguait entre les étoiles de l’Agglomérat d’Horizon, en suivant grossièrement la direction d’Ildira. Au cinquième jour de leur fuite de Maratha, l’affaiblissement de Vao’sh devint alarmant.
Anton ne dormait pas, sachant que s’il cessait de converser son ami lui échapperait. Il était exténué, et son imagination tournait à vide ; il lui semblait avoir raconté tout ce qu’il connaissait, des épopées classiques aux feuilletons populaires. Il essaya les histoires drôles, mais Vao’sh ne comprenait pas la chute de la plupart. Ce dernier, de plus en plus refermé sur lui-même, se mit à trembler sans pouvoir s’arrêter. Anton lui serra le bras.
— J’aurais aimé pouvoir partager le thisme avec vous… C’est quelque chose que nous, humains, n’avons pas à offrir.
Après un aussi long temps sans dormir, il ne put maintenir sa vigilance. Plongé dans un état végétatif, Vao’sh n’avait pas desserré les dents depuis plus de six heures et regardait droit devant lui. Anton avait la gorge rêche d’avoir parlé sans discontinuer. L’eau et les provisions ne tarderaient pas à manquer. Incapable de garder les yeux ouverts, il finit par piquer du nez. Il n’eut aucune idée de combien de temps dura son sommeil, mais il fut aussi intense qu’un coma.
Ce fut une sonnerie insistante qui le réveilla. La radio clignotait, et il se redressa avec un sursaut d’inquiétude. Au-dehors, des points lumineux convergeaient vers eux : des éclaireurs de la Marine Solaire, qui patrouillaient le long du périmètre extérieur de l’Agglomérat !
Anton manipula gauchement le tableau de commandes.
— Oui, nous sommes là ! S’il vous plaît, nous avons besoin d’aide !
La flotte accusa réception, et des vaisseaux de secours approchèrent. Anton sentit son cœur se gonfler. Enfin, c’était fini. Ils avaient réussi.
Il se retourna. Et vit Vao’sh, le regard vide… complètement catatonique.