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JORA’H LE MAGE IMPERATOR
Pendant que quelques croiseurs lourds nettoyaient ce qui restait de la rébellion sur Hyrillka, Adar Zan’nh mena le reste de la cohorte sur Dzelluria, Alturas puis Shonor, afin de réduire les derniers bastions de Rusa’h.
L’Attitré fou à présent disparu, il était facile de libérer la population, puis de la rattacher de nouveau au thisme de l’Empire. Les rebelles avaient été dévoyés contre leur gré par des pouvoirs mentaux pervertis, de sorte que le Mage Imperator choisit de ne pas leur imposer de sanctions trop dures. Les différents kiths se souviendraient de ce qu’ils avaient commis, et leur culpabilité suffirait.
Jora’h ne pouvait rester dans l’Agglomérat d’Horizon : une crise venait d’être résolue, mais une autre restait en suspens. Il retourna sans tarder au Palais des Prismes, espérant recevoir des nouvelles d’Osira’h.
Quand il débarqua à Mijistra, ce fut pour apprendre que le caisson cristallin de la fillette était bien descendu dans les tréfonds de la géante gazeuse d’Osquivel. Yazra’h avait dû retirer ses croiseurs afin d’éviter une confrontation avec une flotte de vaisseaux terriens ; depuis, Osira’h n’avait pas donné signe de vie. Les jours avaient passé, et les hydrogues ne l’avaient pas rendue.
Jora’h essayait de ne pas désespérer, mais il craignait le pire. Cela faisait beaucoup trop longtemps. Il croyait sentir que sa fille était en vie… ou du moins l’espérait-il : son empreinte dans le thisme était si étrange qu’il ne pouvait en être sûr.
Au palais, Jora’h reçut une bonne nouvelle : les écopeurs humains d’ekti de Qronha 3 avaient risqué leur vie pour secourir des extracteurs ildirans, et les survivants avaient été ramenés sur Ildira.
Cette note d’espoir contrastait avec la tragédie vécue par l’équipe de maintenance de Maratha Prime. Pendant des semaines, Jora’h avait perçu les événements funestes qui s’y déroulaient, mais la scission était trop petite, et le lien avec son frère Avi’h trop ténu pour fournir un tableau détaillé de la situation. Seuls l’historien humain ainsi que Vao’sh, le vénérable remémorant, avaient survécu, et encore ce dernier se trouvait-il dans le coma. Au vu du récit d’Anton Colicos, l’Empire n’avait d’autre choix que de déclarer la guerre aux robots klikiss. Yazra’h brûlait de mener une flotte sur Maratha et d’éradiquer l’infestation de machines…
Jora’h passa son premier jour dans son chrysalit, d’abord pour rassurer son peuple, mais aussi parce que l’effort mental qu’il avait fourni sur Hyrillka l’avait épuisé. Il se retira dans sa chambre de méditation, caressa le surgeon offert par Estarra et contempla les vitraux qui filtraient la lumière du jour.
Il n’y a plus que six soleils dans le ciel.
Après avoir rétabli l’ordre sur Hyrillka, Udru’h arriva par un passage secret joignant la plate-forme d’atterrissage à la chambre de méditation.
— Notre père et moi avons tenu de nombreuses réunions ici, dit-il, un sourire circonspect aux lèvres. Il m’avait montré comment gagner sa chambre de méditation sans être vu.
Les sourcils froncés, Jora’h considéra son frère, si froid et énigmatique. Même au plus fort de la crise, il n’avait jamais eu confiance en sa loyauté.
— Quelle affaire nécessite que nous nous voyions à la dérobée ?
L’Attitré de Dobro fit un geste vers l’entrée du passage, et deux gardes poussèrent un prisonnier en avant.
— Thor’h ! s’écria Jora’h en vacillant de surprise.
Pieds et poings liés, celui-ci avait été réduit au silence par un bâillon grossier. Ses yeux ne montraient ni colère ni défi ; en fait, il n’affichait aucune expression. Il avait le regard vide, l’air apathique.
— Qu’as-tu fait de lui ?
Udru’h sourit.
— Puisqu’il aime tant le shiing, nous lui en avons fourni assez pour le rendre docile. La drogue le rend très coopératif.
— Je ne le sens nulle part dans le thisme, dit Jora’h. Comme s’il était mort. Mon fils aîné… mon Premier Attitré.
— Ancien Premier Attitré, précisa Udru’h. Il aurait été préférable qu’il périsse au cours de la bataille d’Hyrillka. (Il s’approcha du chrysalit, avec une expression dénuée de compassion.) Ne vous leurrez pas, Seigneur. Thor’h savait exactement ce qu’il faisait, du début à la fin. La commotion cérébrale de Rusa’h peut excuser sa démence. Thor’h, en revanche, vous a trahi sciemment. Il ne peut se racheter. Sa simple existence souillera toujours votre règne.
La conclusion sinistre de ses paroles demeura en suspens, mais Jora’h secoua la tête :
— Je ne tuerai pas mon propre fils, quels que soient ses crimes.
L’Attitré de Dobro fit la moue, avant de sourire.
— Je m’attendais à votre réaction. Vous avez toujours été trop indulgent.
Jora’h tenta de lire les pensées de son frère, mais ce dernier conservait un grand nombre de secrets, en faisant volontairement écran au thisme. C’était la première fois que Jora’h remarquait une telle chose.
— Toi et moi ne verrons jamais du même œil l’avenir de l’Empire ildiran, Udru’h.
— Probablement pas. Mais vous êtes le Mage Imperator. (Il haussa les épaules.) Permettez-moi dans ce cas de suggérer une autre possibilité. Je peux ramener Thor’h sur Dobro et le cacher. Il sera assez simple de modifier le récit des événements d’Hyrillka. Votre fils a déjà été destitué. À présent, il va subir l’exil. Nous le garderons drogué si nécessaire. Il sera mort aux yeux de l’Empire.
Les narines de Jora’h frémirent. À la porte, les deux gardes demeuraient silencieux mais ne desserraient pas leur prise.
— Non, dit-il enfin. Quand l’effet du shiing se sera dissipé, il sera de nouveau relié au thisme, et le peuple saura. Garder le secret se révélera peut-être pire que dire la vérité.
— Pas si le secret est bien gardé, Seigneur. Croyez-moi, c’est possible. Par le passé, j’ai dissimulé quelqu’un si bien que personne – pas même vous – n’a pu deviner la vérité.
— Tu me caches quelque chose.
— Oui, Seigneur. En effet.
Jora’h riva ses yeux aux siens. Udru’h soutint son regard, comme pour défier la volonté de son Mage Imperator. Un long moment, ils attendirent en silence. Enfin, Udru’h recula. Il paraissait satisfait de ce qu’il avait vu dans les yeux de son frère.
— Nira Khali, la prêtresse Verte qui fut votre amante, est toujours en vie. Je la garde, isolée, sur Dobro. Elle se trouve sur une île où elle ne manque de rien. Sans doute y est-elle plus heureuse que lorsqu’elle servait dans le camp de reproduction.
Le cœur de Jora’h manqua un battement.
— Nira est en vie ? (Une explosion d’allégresse le traversa, suivie d’une vague de fureur. Il ne savait s’il devait crier sa joie ou ordonner l’exécution immédiate d’Udru’h.) Et tu me l’as caché !
L’Attitré de Dobro ne se départit pas de son calme.
— Je ne vois plus l’intérêt de la retenir en gage. Je n’étais pas sûr de votre aptitude à gouverner, Jora’h, et je craignais pour l’Empire. Mais à présent je suis rassuré, même si votre étrange attirance pour elle demeure un mystère pour moi. (Il inclina légèrement la tête.) Je vous la ramènerai.
Alors même qu’il toisait Udru’h, Jora’h découvrit que la joie de revoir Nira, avec la possibilité de compenser ses années d’affliction et de lui demander pardon, surpassait son appétit de vengeance.
— Lorsque Nira me sera revenue, dit-il d’une voix rauque, tu auras beaucoup de choses à expier. Mais après les souffrances et les dissensions que l’Empire a endurées, cette nouvelle me semble aussi brillante que le soleil que nous avons perdu dans le ciel ildiran. (Il hésita, puis :) Je suis surpris que tu m’aies fait cette révélation sans rien demander en retour. Je t’ai toujours considéré comme un rebelle, rude et inutilement cruel.
L’Attitré de Dobro n’était pas aisément sujet à la honte.
— Peut-être le pensez-vous, Seigneur, mais j’ai servi le Mage Imperator et l’Empire ildiran à chaque seconde de ma vie. J’ai obéi aux instructions de notre père, tout comme aux vôtres, que je sois d’accord ou non. J’assume chacun de mes actes. (Enfin, il baissa les yeux et recula à une distance respectueuse.) Je n’ai jamais été votre ennemi.