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RUSA’H L’IMPERATOR
Hyrillka lui appartenait, et à présent Rusa’h comptait répandre son illumination sur l’Agglomérat d’Horizon à l’aide des croiseurs lourds dont il s’était emparé. La première planète serait Dzelluria, à moins d’une journée de voyage.
Sur Hyrillka, tout se déroulait à merveille. Il n’en attendait pas moins, lui qui avait vu la vraie voie menant à la Source de Clarté.
L’envoi récent de trois cotres chargés d’enquêter sur le sort d’Adar Zan’nh avait amusé – mais non surpris – Rusa’h. Le Mage Imperator avait dû percevoir, via les rayons-âmes corrompus, la mort des nombreuses victimes lors de la prise d’otages puis de l’explosion d’un des croiseurs. Un message affreusement clair, tout comme l’exécution de Pery’h peu auparavant.
Mais il ne s’attendait pas que son frère écoute ses avertissements. Le chemin serait long et douloureux avant que celui qui se nommait lui-même Mage Imperator accepte sa défaite et se rende.
Les cotres avaient exploré le système hyrillkien. Bien que conscients du danger, leurs équipages s’étaient laissé prendre au piège. Comme ils ne faisaient pas partie du réseau de Rusa’h, ils n’avaient détecté aucun thisme sur la planète, de sorte que les fidèles s’étaient emparés d’eux facilement. Les croiseurs de Rusa’h avaient encerclé les trois cotres, tandis que ceux-ci, désemparés, exigeaient des explications. Rien ne lui avait été plus facile que de les rendre influençables en les gazant au shiing, puis de rattacher leurs rayons-âmes à son propre thisme. Dès que la drogue s’était dissipée, les équipages lui étaient devenus totalement dévoués. Et trois cotres cuirassés s’étaient ajoutés à sa flotte.
Simple et rapide.
À présent, l’étape suivante.
Rusa’h avait envoyé Thor’h, à bord d’un des croiseurs, en mission spéciale sur Dobro. Ce dernier portait un message : une offre ou un ultimatum, selon la manière dont l’Attitré de Dobro l’interpréterait. L’Imperator pensait trouver là-bas un allié : Udru’h désapprouvait visiblement la conduite et les positions de Jora’h, aussi y avait-il bon espoir qu’il coopérerait. Rusa’h avait remarqué ces divergences du temps où il menait sa vie dissolue. Et lors de son séjour au sein de la Source de Clarté, il avait appris nombre de secrets. Il espérait ne pas être obligé de provoquer d’effusion de sang à l’encontre de son frère, mais il le ferait si cela se révélait nécessaire.
Il se mit en route pour Dzelluria, sans ses favorites, qui surveillaient Zan’nh, emprisonné au palais-citadelle. Il doutait que l’adar change d’avis de son propre gré ; ce dernier ne démordait pas de sa loyauté fourvoyée envers son père. Heureusement, bien installé dans le centre de commandement du croiseur amiral, Rusa’h n’avait pas besoin de lui pour accomplir son dessein.
Chaque membre d’équipage des quarante-cinq bâtiments de guerre avait juré allégeance à sa cause sacrée. Une fois qu’ils avaient été convertis, on avait purgé les conduits de ventilation du shiing, afin de rendre aux soldats leur acuité d’esprit. Son thisme fonctionnait.
Rusa’h ne pouvait autoriser les Hyrillkiens, Thor’h y compris, à reprendre du shiing. À présent qu’ils faisaient partie de son réseau, leur esprit devait rester ainsi. La seconde raison de cette restriction tenait à ce que le shiing produit devait être tout entier dévolu à l’expansion de la rébellion. La drogue en grande quantité représentait l’instrument le plus efficace de sa croisade.
L’Imperator avait choisi de mener lui-même la première conquête. Dzelluria tomberait.
Lorsque les croiseurs parvinrent à destination, Orra’h, l’Attitré local, pensa probablement qu’il s’agissait d’une flotte venue d’Ildira pour exécuter des parades aériennes. Il émit des messages de bienvenue, et Czir’h, Attitré expectant et fils du Mage Imperator, annonça qu’il était prêt pour la cérémonie.
— Préparez-vous tous deux à accomplir une importante mission, déclara Rusa’h.
Il envoya des bataillons de cotres et de vedettes sur la capitale. Les croiseurs lourds sillonnèrent les airs, leurs armes prêtes à faire feu. L’Attitré de Dzelluria et son peuple mirent du temps avant de comprendre que quelque chose clochait.
Puis il ordonna aux vedettes de survoler la capitale en mode offensif. Rapidement, les appareils firent exploser le centre de communication, coupant la planète de tout contact avec Ildira. Rusa’h évitait ainsi de donner le moindre avantage au Mage Imperator corrompu.
Manifestement, Orra’h et son protégé furent dépassés par la précision et la rapidité de l’attaque.
Dès que le vaisseau amiral fut posé, une escouade d’anciens soldats de la Marine Solaire porta le chrysalit au-dehors, sous le soleil de Dzelluria. Il fallut un moment à l’Attitré ébahi pour reconnaître son frère.
— Rusa’h ? Que signifie cela ? Pourquoi es-tu habillé ainsi ? Et pourquoi es-tu allongé sur une copie de chrysalit ?
— Parce que je suis ton Imperator légitime, répondit-il, comme les gardes convertis déposaient le palanquin en face d’Orra’h et de son expectant. Je suis venu t’inviter à te joindre à ma cause.
Il expliqua comment, plongé dans le coma, il s’était élevé jusqu’au plan de la Source de Clarté. Il avait vu la matrice de tous les rayons-âmes qui reliaient l’espèce ildirane… et les avait suivis jusqu’à celui qui pourrissait l’Empire. L’usurpateur Jora’h mais aussi le Mage Imperator précédent et ses prédécesseurs avaient dévoyé les Ildirans, les rendant aveugles à la vérité. Rusa’h, lui, les guiderait vers la Source de Clarté, par un retour aux traditions ancestrales et à l’autarcie, et les libérerait de ces parasites d’humains comme de la menace des hydrogues.
Ses explications effrayèrent le jeune Czir’h, mais Orra’h parut furieux.
— J’avais entendu parler de ta lésion au cerveau, Rusa’h. Viens avec moi, et mes meilleurs médecins soigneront ton délire. Nous t’accueillerons de nouveau en notre sein.
Le reste de la flotte descendit, puissante et majestueuse, pour croiser au-dessus de leurs têtes. La peur gagna la foule dzellurienne venue assister à une parade aérienne.
Rusa’h fronça les sourcils d’un air désapprobateur.
— Je suis attristé que tu me forces à transformer mon invitation en menace, Orra’h.
Il leva la main, et ses officiers transmirent des instructions aux croiseurs. Rusa’h attendit.
Les armes énergétiques tirèrent. Les rayons, semblables à des lances incandescentes, creusèrent de gigantesques tranchées dans les immeubles de la capitale. Les explosions se succédèrent. Des gens hurlèrent, et des centaines périrent instantanément. La fumée et les flammes emplissaient l’air. Les croiseurs lourds tracèrent un cercle noir autour de l’opulente résidence de l’Attitré.
Orra’h demeura muet de stupeur face à cette destruction sans précédent. Czir’h cria :
— Arrêtez ! Pourquoi attaquez-vous Dzelluria ?
— Je ne fais qu’appuyer mon argument, répondit Rusa’h, avant de se tourner vers l’Attitré. Je te le demande de nouveau : vas-tu ajouter tes effectifs à mes disciples, ou vas-tu encore m’obliger à sévir ?
Orra’h appela ses gardes d’élite, mais, dépassés par le nombre, ceux-ci ne livrèrent qu’une courte bataille. En quelques instants, cinquante d’entre eux gisaient, abattus. Le sang mouchetant les pierres tiédies par le soleil répandait un parfum métallique.
— Tu me fends le cœur, Orra’h, mais c’est ma résolution de faire ce qui est juste pour le peuple ildiran qui me pousse à agir, dit Rusa’h avec un geste à l’adresse de ses fidèles.
Aussitôt, ils fondirent tels des prédateurs féroces, tirant leurs poignards de cristal et leurs matraques en alliage poli, sur l’Attitré qui recula en battant des bras. L’assassinat fut rapide mais brutal. Les gardes reculèrent, leurs armes dégouttant de sang.
L’Attitré expectant cria, frappé d’incrédulité. À travers toute la planète, la mort d’Orra’h se répercuta via le thisme, comme la corde d’un instrument de musique qui se rompt, et la population ressentit la perte abrupte de son chef comme si une faux lui avait coupé les jambes.
Rusa’h se tourna vers le jeune Czir’h, sur le visage duquel le sang s’était retiré.
— Attitré expectant, vous connaissez les enjeux comme les conséquences. Dois-je ordonner à mes croiseurs de raser une autre partie de votre ville ? Dois-je ordonner à mes gardes de vous massacrer ? (Il mit un doigt sur ses lèvres, comme pour réfléchir.) Dzelluria serait bien plus facile à conquérir sans Attitré.
Czir’h, tous les membres tremblants, se mit à balbutier. Il chercha des yeux quelqu’un pour l’aider à prendre une décision, mais le regard de l’Imperator le scrutait jusqu’au tréfonds de lui-même.
— Joins-toi à moi, dit ce dernier d’une voix hypnotique. Laisse-moi te libérer de ce thisme corrompu qui a brouillé si longtemps ton esprit. (L’Attitré expectant recula, et le ton de Rusa’h se durcit subitement :) Joins-toi à moi maintenant… ou meurs ! (Il fouilla dans son chrysalit et en exhuma une fiole de liquide opalescent : du shiing pur, plus puissant que la poudre.) Comme tu es un fils de Jora’h, tu dois m’accepter de ton plein gré. Cela t’aidera.
Se sentant piégé, désespérant de faire cesser le massacre, Czir’h accepta le shiing, comme s’il s’agissait d’un poison. Ses mains tremblaient, mais il souleva la fiole, sa substance laiteuse faisant chatoyer la lumière. Il contempla une ultime fois les pierres couvertes de sang et le corps mutilé d’Orra’h, avant de reporter le regard sur le chef rebelle. Celui-ci opina très légèrement de la tête.
À contrecœur, Czir’h versa le liquide dans sa bouche. Il se lécha les lèvres, laissant une traînée blanche. Rusa’h le vit déglutir, déglutir encore.
Les deux gardes qui le tenaient par les bras le relâchèrent. Czir’h chancela : la drogue de plante-phalène agissait déjà. Rusa’h connaissait la rapidité de son effet.
Les croiseurs lourds avaient les soutes pleines de poudre de shiing prête à être distribuée. Sans l’Attitré ou Czir’h pour le guider, l’ancien thisme allait très vite se désintégrer, abandonnant le peuple à son sort. L’Imperator n’aurait plus qu’à ramener leurs rayons-âmes au sein de son propre réseau, avant que l’effet du shiing se dissipe, consolidant les nouveaux liens.
Déjà, les yeux de Czir’h devenaient vitreux. La drogue surpuissante procurait un mélange de bien-être et de confusion. Ses épaules s’affaissèrent, comme son attachement au Mage Imperator et à l’univers tout entier se dénouait. La phase la plus importante du processus était arrivée : celle de la soumission volontaire du garçon.
D’un brusque mouvement mental, Rusa’h saisit les rayons-âmes et les tissa selon son propre schéma.
Czir’h faisait à présent partie intégrante de la trame de son thisme. L’Imperator donna l’ordre aux croiseurs d’entamer la distribution de shiing.
Le succès de cette première étape avait été simple et net, et Rusa’h savait que son pouvoir ne ferait que croître. La révolte se répandrait de planète en planète, mais il devait préparer sa stratégie avec soin. Son regard balaya la masse des Dzelluriens, effrayés et affolés par l’attaque. Une fois que Thor’h aurait préparé le terrain, il se rendrait sur Dobro, où il escomptait une victoire plus facile encore.
Après tout, lui et son frère Udru’h se ressemblaient beaucoup.