69
DENN PERONI
Après avoir quitté Yreka et être entrés dans l’espace ildiran à bord du Persévérance Obstinée, Denn et Caleb constatèrent que l’un des sept soleils d’Ildira agonisait. En se battant en son sein, les hydrogues et les faeros l’avaient presque éteint.
Denn donna un coup de coude sur l’épaule osseuse de son compagnon.
— Merdre, regarde-moi un peu ça !
Caleb Tamblyn gratta son maigre cou.
— S’ils se trouvent aux abords d’un champ de bataille, je doute qu’ils soient d’humeur à nous acheter nos babioles.
Denn secoua la tête.
— Pas des babioles : des produits de première nécessité. Si les hydrogues les mettent à genoux, ils voudront à tout prix des matières premières comme du métal, et surtout de l’ekti. Une fois que l’on aura compris leurs besoins, on deviendra leurs meilleurs fournisseurs.
Avant la guerre, les clans marchands livraient régulièrement du carburant à l’Empire ildiran. Mais après l’ultimatum hydrogue, les quelques gouttes d’ekti qui restaient avaient été réservées aux Forces Terriennes de Défense. À présent que ces accords étaient caducs, le marché de l’Empire se rouvrait pour les Vagabonds.
— Mon clan s’occupe d’approvisionnement en eau, maugréa Caleb. Il est peu probable qu’ils en veuillent…
— Attends un peu avant de juger, répondit Denn.
Pour sa part, il aurait préféré ne pas avoir chargé autant de bois d’arbremonde. Les Yrekiens en avaient pris un peu, mais il doutait qu’un article aussi exotique soit de la moindre utilité à l’Empire, en particulier maintenant.
Lorsque des croiseurs lourds de la Marine Solaire convergèrent sur leur vaisseau, Denn demanda un sauf-conduit par radio.
« Les Vagabonds et les Ildirans sont associés depuis presque deux siècles ; nous vous livrons du carburant interstellaire et d’autres fournitures. Nous voudrions renouer ce partenariat avec le Mage Imperator. »
— Si les conditions sont équitables, ajouta Caleb à mi-voix.
Sept bâtiments de guerre flamboyants flottaient autour du Persévérance Obstinée. À travers les hublots, Denn et Caleb contemplèrent les voiles solaires en forme d’aileron les coques étincelantes, les antennes qui dardaient tels des barbillons.
— Si je n’étais pas si optimiste, je commencerais à m’en faire, murmura Denn. Pourquoi mettent-ils si longtemps à répondre ?
— Je serais plus inquiet si c’étaient des Terreux qui nous encerclaient. Les Ildirans sont peut-être bizarres, mais seuls les humains sont capables d’autant de malveillance.
« Nous vous escortons jusqu’à l’astroport de Mijistra, émit une voix sèche du vaisseau amiral. Veuillez nous suivre. »
Les croiseurs les guidèrent jusqu’à une aire autorisée de la ville scintillante. Comme ils approchaient, les surfaces arrondies des édifices réverbérèrent tels des fanaux la brillance des soleils. Les éclats lumineux semblaient incendier l’air même.
— Il va nous falloir des lunettes filtrantes, dit Caleb en farfouillant dans les rangements du cockpit, jusqu’à ce qu’il en trouve deux paires. Je n’ai jamais été à l’aise en pleine lumière. Sur Plumas, ça n’a pas été un problème.
Après leur atterrissage, les croiseurs les survolèrent un moment, comme pour s’assurer que le Persévérance Obstinée ne lançait pas quelque attaque téméraire, puis ils retournèrent à leur patrouille spatiale. La radio resta silencieuse, et les deux hommes assis dans le cockpit se regardèrent.
— Je crois que nous devons sortir. Quelqu’un va venir nous chercher, c’est sûr.
Chacun vérifia que l’autre était présentable : leurs combinaisons étaient propres – celle de Denn en tout cas –, emblèmes claniques bien visibles et fermetures Éclair remontées ; leurs cheveux étaient lissés en arrière, et ceux de Denn noués sur la nuque au moyen d’un ruban bleu.
— J’aurais bien aimé que tu aies une combinaison neuve, Caleb.
— Celle-là me va à ravir.
Clignant des yeux en dépit de leurs protections oculaires, les deux Vagabonds aperçurent une petite délégation qui arrivait. Ils levèrent les mains en signe de salut.
Un Ildiran en costume multicolore, les manches bardées de bandelettes miroitantes, s’approcha d’eux ; sa peau était curieusement dorée, et ses pupilles jetaient d’étranges reflets saphir. Il avait l’air humain, assez en tout cas pour que Denn devine qu’il appartenait au kith de la noblesse.
L’Ildiran joignit les mains puis les pressa sur sa poitrine.
— Je suis le ministre du Commerce. Nous nous réjouissons de reprendre les affaires avec les humains. Il y a une semaine, le roi Peter est venu présenter ses respects au Mage Imperator, mais il n’a pas offert de renouveler les échanges commerciaux qui nous liaient. Vous ne représentez pas la Ligue Hanséatique terrienne ?
— Pas du tout ! protesta Caleb haut et fort. Nous venons des clans des Vagabonds.
Le ministre du Commerce ne semblait pas saisir la différence – ou il s’en moquait.
— Nous ne sommes guère au fait des subtilités des sociétés humaines. Cependant, si votre faction souhaite nous approvisionner en ekti et autres ressources indispensables, nous serons ravis de faire affaire avec vous.
La hautesphère était trop brillante, trop vaste et trop cérémonieuse pour Denn. Bien qu’il ait revêtu sa plus belle tenue, il se sentait soudain extrêmement mal habillé. Caleb avait l’air encore moins à sa place mais ne semblait pas le remarquer.
Ni l’un ni l’autre n’auraient cru que le Mage Imperator en personne désirerait les rencontrer. Le ministre du Commerce les avait déjà impressionnés. Mais à leur stupéfaction, on les avait mandés dans la salle de réception du Palais des Prismes. Denn ne se rappelait pas avoir éprouvé un jour plus d’anxiété qu’en cet instant.
Jora’h, sur son chrysalit, leur souhaita la bienvenue. Denn avait vu des images du précédent chef des Ildirans : ce dernier était trop impotent pour sortir de son trône-berceau. Jora’h, plus récemment entré en fonction, n’avait pas encore succombé à l’avachissement. Il se pencha en avant, montrant son intérêt.
— D’après votre discussion avec mon ministre du Commerce, vous transportez du bois d’arbremonde de Theroc ? Cela m’intéresse.
Denn échangea un regard surpris avec son compagnon.
— Peu importe ce qu’on vend…, murmura celui-ci en lui donnant un coup de coude.
Denn avança d’un pas.
— Après l’attaque de Theroc par les hydrogues, nous, les Vagabonds, avons aidé les Theroniens à dégager la forêt calcinée. En remerciement, ils nous ont permis de garder un peu de bois abattu. Il possède des propriétés assez remarquables. Je serai heureux de vous montrer des échantillons. Si l’Empire ildiran souhaite en acquérir un peu, je suis sûr que…
— J’achète tout. (Les yeux de Jora’h croisèrent ceux de Denn, et ce fut comme si l’esprit étranger tentait de le sonder.) Récemment, on m’a offert un surgeon de Theroc, et j’aimerais avoir votre cargaison.
Denn ne savait que dire. Il avait oublié que les Ildirans, dont la société tout entière était liée au Mage Imperator, n’avaient jamais appris à marchander – au plus grand bénéfice des Vagabonds.
— Cela est… très généreux, Mage Imperator. Merci. Mais nous n’avons pas encore discuté de la somme…
— Votre prix sera le mien. Deux prêtresses Vertes ont étudié la Saga des Sept Soleils ici, au Palais des Prismes, expliqua Jora’h avec un sourire nostalgique. Je… je me suis pris d’affection pour l’une d’elles. Votre bois d’arbremonde me la rappellera. (Son regard se perdit au loin, et Denn sentit que quelque chose de profond et d’étrange se produisait.) Pardonnez-moi. En ce moment, notre Empire vit une période troublée.
— Oui, nous avons aperçu les hydrogues et les faeros dans un de vos soleils, dit Caleb. Ce doit être…
— Nombreux sont les problèmes, interrompit le Mage Imperator en levant la main. J’ai hâte de recevoir ce bois. Mon ministre vous paiera et préparera la reprise progressive des relations commerciales entre nos deux peuples.
Voyant que l’entretien était terminé, les deux hommes quittèrent la hautesphère. Ils se réjouissaient de l’heureuse tournure de la rencontre. Cette entreprise promettait beaucoup… à moins que les hydrogues soufflent les autres soleils d’Ildira. Dans ce cas, tout l’ekti du Bras spiral ne sauverait pas les Ildirans.