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BASIL WENCESLAS
Pendant que le général Lanyan se répandait en griefs, Basil, les mains derrière le dos, contemplait les portraits de ses prédécesseurs accrochés dans la salle de conférences : seize présidents de la Ligue Hanséatique, qui arboraient un visage sévère et suffisant – véritables demi-dieux régnant sur les affaires et l’empire.
Trois jours auparavant, il se tenait devant le Mage Imperator, au cœur du Palais des Prismes. La dynastie ildirane lui avait fait songer à ceux qui avaient occupé son poste au siège de la Hanse avant lui. Ces hommes et ces femmes avaient contrôlé les rouages du commerce, tandis que l’ambition menait l’espèce humaine de la Terre à la Lune, ensuite dans le système solaire. Puis il y avait eu les onze vaisseaux-générations, des monstruosités dont les passagers avaient coupé le cordon ombilical avec leur monde natal, sachant qu’ils ne reviendraient jamais.
Quelques heures après son retour de la visite diplomatique, Lanyan avait réclamé une audience.
— D’après le dernier compte rendu, lança-t-il d’un ton indigné, nous avons perdu presque cent vaisseaux éclaireurs depuis que la guerre a éclaté il y a sept ans. Dans trois cas seulement, l’accident a été avéré. Les autres se sont tout simplement… évaporés. Leurs pilotes sont déclarés déserteurs. Ils ont abandonné leur poste.
Pour Basil, une centaine de pilotes manquants ne représentaient qu’un problème mineur, face à d’autres d’une tout autre ampleur.
— Il ne faut pas s’étonner de ce genre de mésaventure, dit-il, lorsqu’on a affaire à des soldats enrôlés de force, à qui on a donné trop de liberté.
Il allait et venait le long du mur, examinant les portraits un par un… se demandant quelles crises ils avaient affrontées. Eux aussi savaient – cela allait sans dire – qu’ils avaient eu le sort de la Hanse entre leurs mains. Basil n’avait jamais rencontré la plupart d’entre eux ; néanmoins, il avait l’impression de bien les connaître.
Malcolm Stannis avait servi à l’époque du premier contact avec les Ildirans. Il avait été un dirigeant efficace, encombré de deux rois incompétents : Ben, le vieux roi fou, et George, le jeune néophyte. Ben avait accordé l’indépendance à une délégation theronienne, sur leur simple demande. Heureusement, il était mort – dans des circonstances douteuses – peu après.
Adam Cho avait gouverné vingt et un ans. Il s’agissait de la plus longue carrière avant Basil, qui occupait ses fonctions depuis presque trois décennies. Regan Chalmers n’avait gouverné qu’un an, marqué par le scandale. Les mauvais rapports de Bertram Dindwell avec les Vagabonds avaient valu à la Hanse le surnom de « Grosse Dinde » chez ces derniers. Sandra Abel-Wexler, une descendante du vaisseau-génération qui portait son nom, était retournée sur Terre après avoir refusé de vivre dans la colonie que les Ildirans avaient mise à leur disposition.
Tant d’événements historiques, tant d’erreurs commises…
Basil s’arrêta devant son propre portrait. Il s’interrogea sur les intentions du peintre : quelles nuances de son caractère avait-il voulu évoquer ? Puis il regarda l’espace vide à côté. Le portrait d’Eldred Cain s’y retrouverait-il accroché un jour ? Celui-ci s’imposait comme son héritier, mais leurs personnalités différaient sensiblement. Voulait-il réellement que son adjoint devienne son successeur ? Cain avait un tempérament calme et équitable ; il était intransigeant sur les détails, mais pas assez impitoyable au gré de Basil.
— Vous m’écoutez, monsieur le Président ? demanda Lanyan en haussant le ton.
Basil ne se retourna pas.
— J’écoute toujours, général. Ne sous-estimez pas mon aptitude à me concentrer sur plusieurs choses à la fois. Je comprends l’importance de ce que vous me dites.
Calmé, le commandant des Forces Terriennes de Défense s’assit à la table parfaitement cirée.
— Nous sommes en guerre, monsieur. Ces pilotes avaient une responsabilité. (Son visage vira à l’écarlate.) Des vies étaient en jeu, bon sang ! Et des vies ont été perdues.
Presque à l’extrémité de la série de tableaux, Basil s’arrêta pour regarder Maureen Fitzpatrick. En son temps, la « Virago » s’était révélée éblouissante. Elle avait usé de son charme pour se catapulter au plus haut degré de la réussite. La plupart des hommes qu’elle avait laissés dans son sillage n’avaient jamais saisi son pouvoir et son charisme véritables. Basil, lui, l’avait toujours admirée. Elle était de vingt ans plus âgée que lui, mais si l’époque avait été différente ils auraient pu former un sacré couple. Elle était encore en vie. Retraitée de longue date, elle se contentait sans doute de jouir de sa fortune.
Quant à lui, il avait des problèmes à régler.
Chacune de ces désertions assenait un nouveau coup à l’humanité entière. Basil sentit sa vision du problème s’affiner, comme il insérait la question des déserteurs dans un cadre plus large.
— Ce qui arrive n’est qu’un symptôme des défauts inhérents à notre espèce, médita-t-il tout haut, avec de la colère dans le ton. Où que je regarde, je vois la même chose. Que puis-je faire, si nos pilotes sont trop « angoissés » pour faire leur travail ? ou si les prêtres Verts ne se montrent plus « intéressés » par leur service à bord de nos vaisseaux ? si le roi a pris l’habitude de me défier, et si son remplaçant n’est qu’un sale gosse aux résultats lamentables parce qu’il refuse d’apprendre sérieusement ? Des gens égoïstes et à courte vue, tous autant qu’ils sont ! Si l’on ne peut compter sur eux pour assumer leurs responsabilités, comment l’humanité survivra-t-elle à cette crise ?
Le général poussa un long soupir de sympathie.
— Hélas, monsieur le Président, il en va ainsi de la nature humaine. Les individus tiennent à prendre leurs propres décisions, si mauvaises soient-elles. Même face à un problème aux répercussions universelles, ils font preuve d’égocentrisme.
Basil grogna, agacé d’avoir laissé percer ses émotions sans fard.
— J’en suis venu à la conclusion que des concepts aussi raffinés que la liberté ou l’indépendance ne valent qu’en temps de paix et de prospérité. La menace que nous affrontons depuis plusieurs années n’a rien à voir avec la politique ou la religion ; elle concerne rien de moins que notre existence en tant qu’espèce. Nous devons agir avec le même esprit, la même force. Des camps et des intérêts divergents ne font que diluer nos efforts. Ils nous affaiblissent tous. Comment pourrais-je le permettre ?
— Il est clair que vous ne le pouvez pas, monsieur le Président. Ces pilotes sont des traîtres purs et simples. Nous ne leur avons pas demandé un service. Ils faisaient partie des FTD et, par conséquent, étaient liés par des règles. On ne peut leur permettre de filer sous prétexte qu’ils s’ennuient ou qu’ils ont la frousse.
Le ton de Basil se fit sardonique :
— Qu’il est difficile d’avoir du personnel compétent de nos jours… C’est ce que répètent tous les dirigeants depuis l’aube de l’histoire. Ils se fient aux gens pour leurs aptitudes, et ceux-ci les abandonnent plus souvent qu’à leur tour.
— Vous ne pouvez tolérer cela, monsieur le Président, affirma Lanyan en croisant les doigts, comme pour s’empêcher de taper du poing sur la table. Trop de liens se dénouent, et il nous faut réagir chaque fois que possible. Nous devons empêcher les pilotes de déserter.
Basil jeta un coup d’œil à sa montre puis soupira.
— Vous voulez que je fasse surveiller chaque pilote qui nous reste ? ou que je lance une mission de grande envergure à la poursuite des vaisseaux manquants ? Peut-être trouvera-t-on les pilotes occupés à prendre du bon temps sur une plage tropicale en sirotant des cocktails… (Il haussa le ton :) Est-ce vraiment votre plus grande priorité ?
Lanyan prit un air offensé.
— Monsieur le Président, permettez-moi de vous rappeler une loi militaire immuable : la désertion en temps de guerre est un crime passible de mort. Ces pilotes croient qu’elle n’entraîne pas de conséquence, et jusqu’à présent il n’y en a eu aucune. Il faut les effrayer jusque dans leurs tripes, en faisant un exemple, puis en offrant l’amnistie au reste d’entre eux. De cette manière, on en récupérera la plupart, et personne n’osera plus déserter ensuite.
Le regard posé sur les tableaux, Basil se rappela les biographies de ses prédécesseurs, qu’il avait étudiées lors de son ascension politique au sein de la Hanse. Il avait été l’ami du roi Frederick et avait fait de ce vieil homme un chef vénéré, malgré ses nombreux défauts. Au temps où il était adjoint, semblable à beaucoup d’égards à Eldred Cain, il avait imaginé la carrière qui s’ouvrirait à lui. Et avait vu la présidence comme le pinacle du bonheur et de la réussite. Aujourd’hui, il se demandait si un de ses prédécesseurs – un seul d’entre eux – avait été heureux.
— Très bien, général. Je suis d’accord. Il va falloir garder l’œil ouvert, pour sélectionner la personne adéquate.