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MAUREEN FITZPATRICK
Les bureaux actuels de Maureen Fitzpatrick étaient loin d’être aussi spacieux que ceux qu’elle occupait lorsqu’elle était présidente de la Hanse, des années auparavant, mais elle s’en contentait. Depuis qu’elle avait pris sa retraite, voilà près d’un demi-siècle, elle n’avait jamais ralenti le pas.
Au cours des dernières décennies, elle travaillait dans sa magnifique demeure située au cœur des Rocheuses, entourée de pics et de hauts plateaux verdoyants, ainsi que de zones skiables. Grâce à sa piste d’atterrissage personnelle, elle pouvait se rendre en avion à n’importe quel endroit sur Terre si elle devait assister à une réunion.
Mais aujourd’hui, c’était pour amener les participants que Maureen utilisait sa petite flotte privée et ses pilotes hors de prix, pendant qu’elle restait assise à les attendre. Il fallait que cette réunion se déroule sur son propre territoire.
Elle paraissait au moins trente ans plus jeune que son âge réel, grâce à des traitements antivieillissement – certainement pas en vertu d’une vie douce et dépourvue de stress… Elle s’était toujours sentie plus à l’aise dans un bureau qu’à la maison, c’est pourquoi elle avait transformé sa vaste propriété afin qu’elle remplisse les deux fonctions. Autour d’elle défilait un cortège d’experts, qui composaient un laboratoire d’idées. Parfois, la Hanse faisait appel à ses conseils ; parfois, elle demandait à ses subalternes de veiller de près sur des matières qui l’intéressaient particulièrement. Il lui arrivait en outre de promouvoir des projets personnels en mettant à profit les méandres gouvernementaux, qui n’avaient aucun secret pour elle.
Des serviteurs avaient disposé un buffet sur une grande table : des fruits exotiques, des pâtisseries fines ainsi qu’un large assortiment de boissons. Après réflexion, Maureen avait décidé que la réunion se tiendrait dans la véranda ensoleillée. Le ciel était de ce bleu parfait qui n’existait que dans le Colorado, et l’été tardif était exceptionnellement chaud. Cela augurait bien de la suite. Les parents affligés se seraient probablement braqués, face à une déclaration impersonnelle prononcée dans une salle de réunion.
Maureen entendit les navettes et sut que les pilotes avaient coordonné leurs atterrissages respectifs pour que tous les invités débarquent en même temps. Elle n’avait aucun désir de faire la conversation en attendant que ses hôtes arrivent petit à petit. Peu d’entre eux avaient la moindre idée de la raison de leur présence. Mais personne n’aurait songé à refuser l’invitation d’une ancienne présidente de la Hanse.
Maureen se versa un doigt de cognac et le sirota avec délice. Elle n’en buvait que rarement et le choisissait pour son prix, non par goût. Pas question que quiconque la voie boire, comme le commun des mortels, un de ces jus de fruits vitaminés à la mode.
Son secrétaire chargé des relations publiques avait décidé de rassembler d’abord les invités dans le hall d’entrée, afin qu’ils puissent discuter entre eux. Lorsque tout fut prêt, ils purent franchir la porte de la véranda, où des majordomes leur indiquèrent l’emplacement du buffet et du bar – comme s’ils ne pouvaient les trouver par eux-mêmes. Maureen sourit chaleureusement et prit le temps de serrer la main de chacun, ainsi que de faire semblant d’apprendre leur nom. En fait, elle avait étudié leur dossier en détail bien avant la réunion.
Un couple de Noirs à l’air distingué portant l’uniforme des FTD : voilà exactement ce dont Maureen avait besoin. Elle serra la main de l’homme tandis qu’il se présentait :
— Je m’appelle Conrad Brindle, et voici ma femme Natalie. J’espère que cette petite réception est importante, dit-il en balayant l’assemblée de sa large main. Nous avons pris deux jours de permission pour venir ici.
Leur hôtesse se demanda s’ils avaient quelque chose à voir avec la ridicule opération de diversion contre une poignée de Vagabonds orchestrée par le général Lanyan. Si tel était le cas, il lui faudrait sans doute les convaincre qu’il existait d’autres priorités…
— Oh, je crois que vous conviendrez que c’est important.
Elle sourit aimablement à Natalie Brindle puis recula et éleva la voix, afin d’obtenir l’attention générale.
— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, vous appartenez tous aux familles des braves soldats tombés à la bataille d’Osquivel. (Autour d’elle, les visages s’assombrirent, le chagrin réapparut sur plusieurs d’entre eux.) Les nôtres ont combattu fièrement, mais les hydrogues étaient tout simplement trop nombreux. Ceux qui ont fui ont tout juste réussi à sauver leur vie. Ils n’ont eu d’autre choix que d’abandonner les blessés et les morts. (Son visage était de marbre. Elle fit une pause, avant de poursuivre :) Il n’est pas question de discuter des décisions prises dans le feu de l’action qui ont entraîné une telle débâcle. En ce qui me concerne, il ne me plaît guère de savoir que les Forces Terriennes de Défense ont abandonné leurs morts sans jamais se soucier de revenir les chercher.
Des murmures inquiets s’élevèrent. Natalie Brindle prit la parole :
— En quoi cela vous intéresse-t-il, madame Fitzpatrick ?
— Mon petit-fils, Patrick Fitzpatrick III, commandait un croiseur qui a disparu corps et biens, répondit Maureen. Il devait me succéder.
Sa voix avait tremblé juste ce qu’il fallait. Elle but une larme de cognac comme pour se remonter et se rendit compte qu’elle en avait besoin après tout. Son émotion n’était pas entièrement feinte.
— La plupart d’entre vous connaissent mon passé. Je n’aime pas l’idée d’abandonner ces valeureux soldats tombés pendant la débâcle. C’est pourquoi je propose que nous, les familles des victimes, montions notre propre expédition dans les anneaux d’Osquivel, pour récupérer les dépouilles de nos héros. Je souhaite créer un mémorial en leur honneur.
— Retourner sur Osquivel ? cria l’un des parents. Comment savoir s’il n’y a plus de danger ? Les hydrogues sont là-bas…
— La bataille est terminée depuis des mois, dit Maureen d’une voix rassurante. Puisque les FTD n’ont toujours pas digéré leur défaite, j’ai l’intention d’y aller par mes propres moyens… Si je croyais l’entreprise trop risquée, je me contenterais d’envoyer un délégué.
Sa dernière phrase était supposée être drôle, mais personne ne rit.
— Qui va payer ? demanda Conrad Brindle. Les pensions aux familles des morts tombés au champ d’honneur ne sont guère généreuses, et ni moi ni ma femme ne pouvons nous permettre une dépense aussi extravagante.
— Je financerai l’intégralité de l’opération. Vous n’aurez à vous soucier de rien. Et le président en titre de la Hanse m’a assurée de la bénédiction du roi Peter. À présent… (Elle les regarda tous à tour de rôle.) Cela vous intéresse-t-il de vous joindre à moi ? Tous ensemble, nous ferons une déclaration solennelle. Il ne nous faut que quatre jours pour arriver là-bas, pour une reconnaissance ou peut-être un dépôt de gerbes symbolique.
Natalie Brindle serra la main de son mari, puis elle parla pour tous les deux :
— Nous venons. Nous ne manquerions cela pour rien au monde.
La plupart des participants acceptèrent sur-le-champ. Maureen se garda de harceler ceux, peu nombreux, qui refusèrent.
— Très bien alors, dit-elle sur le ton qu’elle utilisait d’ordinaire pour clore une réunion. J’ai déjà fait les démarches pour obtenir une Manta disponible. Dès qu’une escorte de protection aura été rassemblée, nous partirons pour Osquivel. Mon plus sincère désir est de découvrir ce qui est arrivé à nos chers disparus, et de créer un mémorial afin que l’on se rappelle les braves soldats qui ont péri en combattant les maléfiques hydrogues.
Son objectif atteint, Maureen prit congé : d’autres tâches l’attendaient, et elle avait son compte de bavardages. Ses invités pouvaient rester quelques heures, à boire et à grignoter des petits fours.
Au départ, ses motivations avaient relevé des relations publiques. Mais à présent que l’engrenage était lancé, l’ancienne présidente ne regrettait pas une seconde les efforts investis.