5
ADAR ZAN’NH
Au terme d’épuisants préparatifs, les quarante-sept vaisseaux de la maniple de Zan’nh partirent vers Hyrillka. Le Mage Imperator avait donné ses instructions, et l’adar les suivait à la lettre. Toutefois, les membres d’équipage se sentaient plus troublés que lors de la récente bataille de Hrel-oro contre les hydrogues.
Pour eux, une rébellion était inconcevable, surtout de la part d’un Attitré. Les Ildirans restaient unis grâce au réseau télépathique du thisme, placé sous l’autorité bienveillante du Mage Imperator. La Marine Solaire n’avait jamais été contrainte à rétablir l’ordre par la force sur une colonie ildirane. Et pourtant, c’était précisément ce que Zan’nh s’apprêtait à faire.
Manifestement mal à l’aise, l’adar se tenait dans le centre de commandement. Il tâchait de conserver un visage déterminé, tandis qu’il observait la parure étoilée de l’Agglomérat d’Horizon. Au bord de l’amas scintillait le système d’Hyrillka ; la colonie évoquait une tumeur qui devait être excisée avant que l’infection se répande.
— Contactez Qul Fan’nh et ordonnez-lui d’engager des manœuvres d’intimidation. Il faut que l’Attitré d’Hyrillka entende raison et se rende.
Zan’nh s’efforçait de rester stoïque, à l’image de son héros, Adar Kori’nh. Enfant, il avait passé de longues heures sous le dôme d’études stratégiques du Palais des Prismes, à analyser les manœuvres spatiales traditionnelles et à se familiariser avec l’armement ildiran. Sa fascination envers la Marine Solaire n’avait jamais faibli, et il avait étudié avec minutie chaque récit militaire de la Saga. Kori’nh l’avait pris sous son aile, avant de le nommer comme successeur.
Mais le vieil adar n’avait jamais été confronté à pareille situation. L’Attitré séditieux avait assassiné Pery’h, l’un des frères de Zan’nh. Un Ildiran tuant un autre Ildiran ! Afin de mettre un terme à ces effusions de sang, Rusa’h et Thor’h devaient tous deux être faits prisonniers et ramenés devant le Mage Imperator. Il n’y avait pas d’autre moyen.
La planète grossit sur leurs moniteurs, tandis que les vaisseaux s’enfonçaient au cœur du système solaire. À la console radar, l’officier leva les yeux.
— Ils nous ont détectés, adar.
— Bien. Ce sera bientôt terminé.
Zan’nh espérait aboutir à une solution raisonnable, bien qu’il sache que cela n’en prenait pas le chemin. Il n’avait aucun désir de remplacer le Premier Attitré. On l’avait formé à devenir militaire, et il était devenu un tacticien de talent au sein de la Marine Solaire. Les responsabilités afférentes à son statut d’adar le préoccupaient bien assez sans qu’il endosse le rôle d’héritier du trône impérial. Il n’appartenait pas au kith de la noblesse, et cette perspective allait à l’encontre à la fois de sa nature profonde et de la tradition.
Toutefois, sachant ce que Thor’h avait commis, pourrait-il refuser ?
— Ouvrez une fréquence.
Zan’nh s’appuya sur la rambarde qui entourait la plate-forme du centre de commandement. Puis il délivra le discours qu’il avait répété tout au long du voyage :
« Au nom du Mage Imperator, je viens escorter Rusa’h et Thor’h sur Ildira. S’ils ne se rendent pas sur-le-champ, nous les capturerons par la force. »
Cette menace laissait un goût amer sur ses lèvres. Il perçut le trouble de son équipage. De mémoire d’Ildiran, personne n’avait jamais prononcé un tel ultimatum.
— Adar, une navette vient de s’élancer de l’astroport qui jouxte le palais-citadelle.
— Est-elle armée ? S’agit-il d’un vaisseau militaire ?
— On dirait un vaisseau de transport, mais il monte en orbite à grande vitesse. Plusieurs vaisseaux plus petits sont à sa poursuite.
L’écran palpita, et le visage hagard de Thor’h apparut. Ses yeux brillaient de désespoir.
« Zan’nh, protège-moi ! Offre-moi l’asile ! »
L’image montrait le jeune homme occupé à manipuler les commandes. Il jetait d’incessants coups d’œil à ses écrans afin de vérifier l’approche de ses poursuivants.
« Explique-toi, Thor’h, dit Zan’nh en omettant volontairement le titre de son demi-frère.
— Notre oncle est devenu fou ! Il se prend pour le Mage Imperator. Il a assassiné Pery’h. Mais j’ai pu m’échapper. »
Ses doigts voltigèrent sur le tableau de bord, et une soudaine accélération le cloua à son fauteuil de pilotage. Des alarmes retentirent.
« J’insiste pour être placé sous ta protection. Rusa’h a envoyé des vaisseaux à ma poursuite. Il me détruira plutôt que de me laisser fuir, car je dispose d’informations vitales. »
Non loin derrière lui, ses poursuivants ouvrirent le feu, mais leurs tirs manquèrent leur cible.
Le front plissé par la concentration, Zan’nh digérait l’information, qui avait au moins le mérite de paraître cohérente. Rusa’h avait perdu l’esprit à la suite d’une commotion cérébrale survenue au cours de l’attaque d’Hyrillka. Zan’nh avait plus de mal à imaginer que Thor’h, le successeur désigné du Mage Imperator, se soit spontanément retourné contre l’Empire ildiran.
« Très bien. Nous allons t’embarquer à bord du croiseur amiral. »
— Un autre vaisseau a décollé du palais-citadelle, adar, indiqua l’officier affecté aux radars. Il s’agit d’une navette royale.
Zan’nh réfléchit un instant, avant de demander :
— Quel est son armement ?
— Rien de visible.
L’officier des communications laissa percer sa stupéfaction :
— Adar ! L’Attitré d’Hyrillka réclame une entrevue avec vous sur le croiseur amiral.
L’image de Rusa’h apparut sur l’écran. Naguère molle et corpulente, sa silhouette s’était à la fois affinée et trempée comme du métal.
« Adar Zan’nh, j’obéis à l’injonction de mon frère. Vos menaces n’étaient pas nécessaires. Nous sommes tous Ildirans, n’est-ce pas ? »
Surpris, Zan’nh demanda :
« Vous venez sur mon croiseur de votre propre gré ?
— J’ai le privilège de servir l’Empire ildiran.
— Vous avez tué l’Attitré expectant Pery’h et tenté d’assassiner le Mage Imperator. Nous venons de vous voir tirer sur Thor’h. Curieuse façon d’exprimer votre loyauté. »
Rusa’h ne se laissa pas démonter.
« Dès que j’aurai l’occasion de m’expliquer, vous comprendrez. »
Thor’h intervint de nouveau, tandis que sa navette approchait de la maniple :
« Je refuse de me trouver sur le même croiseur que ce fou. Accueille-moi sur un autre vaisseau, mon frère. Garde-moi sain et sauf !
— Tu seras en sécurité. »
Après une seconde de réflexion, Zan’nh appela Qul Fan’nh :
« Faites apponter le vaisseau de Thor’h. Tant que la lumière n’aura pas été faite, autant les laisser à distance l’un de l’autre. »
La navette de Thor’h zigzaguait, sans doute à cause des piètres qualités de son pilote. Zan’nh savait que son frère ne s’était jamais donné la peine d’apprendre quoi que ce soit, se contentant de jouir des plaisirs que lui offrait son rang.
Qul Fan’nh émit un rayon de guidage, qui permit à l’appareil d’atteindre une baie d’amarrage.
Troublé par les paroles de Thor’h, l’adar réfléchit à la situation. Le Premier Attitré avait-il été forcé d’agir, Rusa’h commettant seul les crimes ? Supposant l’implication active de Thor’h, le Mage Imperator avait ordonné de les capturer tous deux, et de les ramener sur Ildira. Mais puisque le jeune Attitré demandait asile et affirmait son innocence… À moins qu’il s’agisse d’une ruse ?
Quelques instants après que l’appareil du Premier Attitré eut apponté sur l’un des croiseurs, la navette ornementée de Rusa’h s’extirpa de l’atmosphère d’Hyrillka, accompagnée d’une autre navette militaire, en manœuvrant comme si elles faisaient partie d’un cortège. Cela rappela à Zan’nh le goût de son oncle pour les parades aériennes, en plus des banquets et des favorites…
Le plus troublant était que l’adar ne parvenait à ressentir ni les émotions de Thor’h ni celles de Rusa’h. Le lien de Zan’nh au thisme, de par sa lignée, aurait dû lui permettre de les percevoir. Mais aucun affect n’émanait de la navette et du vaisseau royal. Avaient-ils consommé trop de shiing, pour devenir ainsi impénétrables aux pensées extérieures ? Il ne trouvait aucune autre explication. Par quel autre moyen auraient-ils pu s’extraire du réseau du thisme ?
Tout cela le mettait mal à l’aise, mais il ne devait pas laisser son équipage voir son inquiétude. Déjà, il sentait des vagues de soulagement le submerger. Les soldats sous ses ordres avaient redouté un conflit ouvert contre leurs congénères.
Zan’nh avait mené ses troupes sur Hrel-oro, l’opération s’était révélée un fiasco. Il y avait perdu deux croiseurs, qu’il avait vus s’écraser sans pouvoir les aider. De nombreux membres d’équipage avaient péri, et il était bien décidé à ne pas en laisser d’autres disparaître à cause de mauvaises décisions.
— Adar, l’Attitré d’Hyrillka Rusa’h se prépare à apponter.
Zan’nh opina.
— Constituez un comité de réception avec soixante-dix de nos meilleurs soldats et chargés du protocole. Ils observeront toutes les formalités appropriées en le mettant sous garde avant de l’emmener dans ses quartiers. De retour sur Ildira, le Mage Imperator rendra sa justice. Notre rôle se borne à le traduire devant le tribunal.
— Dirigerez-vous la réception, adar ? demanda le chef du protocole.
— Ce serait lui faire trop d’honneur. Je reste ici. Mon oncle a commis des crimes inconcevables. Au vu de sa conduite récente, je veux le tenir à l’écart.
La navette royale atterrit sans incident dans la baie d’amarrage principale. Des soldats et des gardes en uniforme accompagnaient les chargés du protocole venus prendre acte de la reddition de l’Attitré d’Hyrillka. Les lourdes portes se refermèrent sur l’arrivant.
Depuis le centre de commandement, Zan’nh observait la scène par le circuit vidéo intérieur. Les soixante-dix membres du comité de réception se disposèrent en rangs face à la navette. Le chef du protocole mit ses hommes au garde-à-vous.
Les portes de la navette se déplièrent.
— Préparez-vous à recevoir l’Attitré.
Soudain, des Hyrillkiens lourdement armés jaillirent de chaque ouverture, tel un essaim d’insectes fuyant un incendie. Zan’nh cria un avertissement par l’intercom, mais le comité de réception réagissait déjà. Le chef ordonna aux soldats de la Marine Solaire de changer de formation, juste comme les Hyrillkiens déchargeaient leurs armes à énergie. Les faisceaux incapacitants fauchèrent les soldats, qui tombèrent comme des poupées de chiffon sur le pont.
Dans le centre de commandement, Zan’nh hurla :
— Envoyez des escouades sur la baie d’amarrage, tout de suite !
Les rebelles continuaient à se déverser de la navette royale. Il y en avait une bonne centaine, qui avaient dû s’entasser coude à coude à l’intérieur.
Les favorites de Rusa’h émergèrent à leur tour et se comportèrent en soldats aguerris. De longs couteaux bardaient leurs hanches fines, et elles brandissaient des pistolets à énergie. Deux d’entre elles, les yeux plissés, abattirent le chef du protocole.
Au beau milieu de la fusillade, des assisteurs déboulèrent à leur tour de la navette. Ils transportaient un chrysalit identique à celui du Mage Imperator. Penché en avant, Rusa’h contemplait le carnage, un sourire aux lèvres.
Les tirs continuèrent, mais les rebelles eurent tôt fait de déborder l’équipage. Deux des favorites coururent aux panneaux d’accès. Elles scellèrent chaque porte, changèrent les codes d’ouverture, avant de briser les panneaux.
Enfin, l’Attitré d’Hyrillka se retourna vers l’une des caméras de surveillance, par l’intermédiaire de laquelle il savait que Zan’nh l’observait. Il se renfonça dans sa réplique du siège impérial.
« Adar, vos hommes sont seulement assommés. Toutefois, je n’hésiterai pas à abattre ces otages un par un, tant que vous ne m’aurez pas livré ce croiseur. »