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OSIRA’H
Osira’h se sentit toute petite, lorsque l’Attitré de Dobro la poussa devant le Mage Imperator. Toute sa vie, elle avait imaginé cet instant, et celui-ci était finalement arrivé… quand bien même elle n’avait jamais désiré ce destin. Des gardes du kith guerrier se tenaient dans le hall de réception de la hautesphère, prêts à sacrifier leur vie pour protéger leur puissant seigneur. Une loyauté indéfectible, songea Osira’h.
Elle s’avança d’un pas hésitant. Elle avait fait la connaissance de Jora’h lors de sa visite sur la tombe de Nira, sa mère. Et même alors, les doutes l’avaient assaillie quant aux véritables motivations du Mage Imperator. Avait-il réellement ignoré les horreurs qui s’étaient déroulées sur Dobro ?
La jeune fille scruta son visage, et les expériences vécues par sa mère lui revinrent irrésistiblement en mémoire. À travers ses yeux, elle vit Jora’h tel qu’il était en tant que Premier Attitré : le fils de Cyroc’h, affectueux et plein de compassion. Il n’aurait jamais approuvé les terribles épreuves que Nira et les autres prisonniers de Dobro avaient vécues. Du moins, c’était ce que sa mère avait cru.
Osira’h superposa à la vision actuelle de Jora’h, allongé sur son chrysalit baigné de lumière, celle des souvenirs maternels, aussi limpide et lumineuse que les vitraux formant la hautesphère : un jeune Ildiran à la peau blanche, étreignant une femme aux membres et à la poitrine d’un vert chlorophyllien. Elle se remémora ses caresses, ses baisers, la manière dont il l’embrasait. Elle se demanda placidement si elle n’assistait pas à sa propre conception.
Ce n’était pas le genre de souvenir qu’un enfant devait avoir de son père, mais Osira’h n’éprouvait aucune répulsion, aucune sensation de voyeurisme. Une partie d’elle-même était sa mère. Cette dernière avait aimé cet Ildiran et n’avait jamais cru qu’il l’avait abandonnée. Mais la jeune fille connaissait le pouvoir qu’il détenait. Or, sachant la vérité, il n’avait rien fait pour arrêter les viols et les expériences génétiques sur les prisonniers humains clandestins. Qu’attendait-il ? C’est pourquoi Osira’h n’était pas sûre que son père mérite pareille vénération. En fait, elle n’était sûre de rien.
L’Attitré de Dobro resta en retrait, comme Jora’h descendait de l’estrade à sa rencontre. Ses yeux luisaient de fierté et d’espoir.
— Mon frère Udru’h affirme que tu es prête, Osira’h. L’Empire ildiran ne peut attendre davantage. Acceptes-tu la terrible tâche qui t’incombe : trouver les hydrogues, bâtir un pont entre nous et les guider jusqu’à moi ?
Osira’h redressa l’échine et prononça les paroles qu’on attendait d’elle :
— Non seulement j’accepte mon devoir, mais j’y aspire.
Le sourire chaleureux de Jora’h faillit la faire fondre de bonheur.
— Je n’en attends pas moins de toi… cela, et davantage.
Il l’étreignit gauchement, mais elle demeura raide. La voyait-il comme sa fille, ou comme un simple pion, un instrument à utiliser pour le bien de l’Empire ?
Puis elle remarqua avec surprise un surgeon, qui se dressait dans la lumière près du chrysalit. On avait séparé sa mère de l’esprit de la forêt-monde, et cela l’avait menée au désespoir. La gorge de la jeune fille se noua, et un désir soudain la tirailla de courir vers la plante chétive, d’enrouler ses doigts autour de sa tige et d’envoyer un message par télien.
Si du moins elle en était capable.
Mais elle se retint, même si le Mage Imperator avait perçu l’avidité dans son regard.
— Est-ce un arbremonde de Theroc ? interrogea-t-elle.
Jora’h jeta un coup d’œil à Udru’h, avant de poser sur elle un regard perplexe.
— Oui, comment le sais-tu ?
Osira’h réfléchit à toute allure. Elle ne voulait rien dévoiler de ce qu’elle savait, à personne.
— Sur Dobro, j’ai étudié de nombreux sujets. Mes instructeurs étaient méthodiques. Et l’Attitré m’a dit que j’étais spéciale, car ma mère était une prêtresse Verte.
Le pot semblait embarrasser Udru’h.
— Je croyais que tous les surgeons theroniens avaient péri, Seigneur.
— Celui-ci est un cadeau que m’a fait récemment Estarra, la reine des humains. (Jora’h plissa les yeux.) J’ai bien l’intention d’en prendre soin. De le garder en sécurité.
Le besoin de toucher le surgeon était si puissant qu’il faisait trembler Osira’h. Le Mage Imperator ne l’enverrait pas chez les hydrogues avant quelques jours, le temps des préparatifs nécessaires. D’ici là, elle trouverait une occasion…
Udru’h s’inclina avec solennité.
— Seigneur, je dois retourner sur Dobro. L’Attitré expectant et moi-même devons continuer à entraîner les frères et sœurs d’Osira’h, dans l’éventualité d’un échec.
Au côté de sa fille, Jora’h lui lança un regard mécontent.
— Tu n’as pas confiance en elle ?
Bien qu’Osira’h soit en face de lui, Udru’h répondit d’un ton distant :
— J’ai voué ma vie à préparer cette fille. Cependant, le destin de l’Empire est en jeu. Je ne mise pas tout sur un seul atout.
Sur ce, l’Attitré de Dobro – celui qui l’avait élevée et avait pris soin d’elle, qui avait montré tant d’amour et d’espoir à son égard, mais qui avait également emprisonné et violé sa mère, avant de la faire battre à mort – se retourna, puis quitta Osira’h sans un mot.