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LA REINE ESTARRA
Après les discours et le gala d’adieu, le couple royal salua la foule et embarqua sur le vaisseau diplomatique à destination d’Ildira. Le président Wenceslas, quant à lui, s’était enfermé dans sa cabine pour travailler avant même que la fanfare ait commencé. Plutôt que se mettre en vedette, il préférait œuvrer en coulisse.
Peter pressa Estarra jusqu’à leurs quartiers, espérant échapper à l’attention de Basil… bien que de son côté ce dernier n’ait manifestement aucune envie d’être dérangé par le couple royal.
Sans demander la permission, Estarra avait apporté l’un des surgeons en pot conservés au jardin d’hiver du Palais des Murmures. Peter avait accepté de l’aider à l’introduire discrètement à bord du navire spatial et à le cacher dans leurs appartements.
— J’ai amené celui-là de Theroc moi-même, quand je suis venue t’épouser, expliqua-t-elle en caressant le pied squameux. Puisque nous allons rencontrer le Mage Imperator, cela me semble un beau cadeau. Cela ne t’ennuie pas ?
— Basil ne va pas aimer perdre l’un des surgeons.
— Nahton est le prêtre Vert de la cour, et il affirme que cela n’affectera en rien l’exercice de sa fonction, répondit-elle d’un ton plus convaincu qu’elle l’était en réalité. (Elle avait déjà passé en revue ces arguments dans sa tête.) En outre, Sarein va bientôt revenir de Theroc. Elle peut rapporter un surgeon supplémentaire.
La reine mit le pot à l’abri, tandis que l’appareil, escorté par plusieurs Mantas ancien modèle, accélérait pour sortir de son orbite. Peter et elle abhorraient la perspective de cohabiter avec le président ; ils savaient ce dont il était capable. Basil n’avait jamais nié avoir essayé de les assassiner, et le différend entre lui et le roi demeurait irrésolu. Estarra redoutait que Basil apprenne leur secret.
— Le voyage jusqu’à Ildira va être long, dit-elle.
Peu de temps auparavant, elle avait découvert qu’elle était enceinte. Cet événement leur avait causé autant de crainte que de joie. Bien qu’elle ne l’ait pas prévu, elle désirait garder l’enfant, de même que Peter. Basil leur avait imposé des mesures contraceptives, mais aucune n’était fiable à cent pour cent, et un accident pouvait arriver. Ce n’était pas leur faute.
Cependant le président Wenceslas ne tolérait aucun accident – à moins que lui-même l’ait mis en scène. Alors que la pression des hydrogues, des colonies hanséatiques récalcitrantes et des Vagabonds hors la loi s’accroissait, Basil devenait de plus en plus imprévisible. Nul ne pourrait prédire sa réaction s’il apprenait que le couple concevait un héritier… dont il n’avait pas lui-même planifié la naissance.
« Il découvrira la vérité tôt ou tard, avait murmuré Peter une nuit à son oreille, tandis qu’ils s’étreignaient. Mais mieux vaut garder cela secret. Aussi longtemps que possible, car Basil dispose de multiples moyens d’action… la plupart à notre désavantage. »
Les secrets. Estarra en était venue à les haïr. Là où elle avait grandi, dans la paisible forêt-monde de Theroc, elle avait eu une famille aimante et compté de nombreux amis parmi les prêtres Verts. Elle ne s’était jamais révélée douée pour garder un secret. Et voici qu’aujourd’hui sa vie, ou du moins celle de son enfant, dépendait de ce talent.
Peter avait remarqué les menus changements dans son attitude, son apparence, son appétit. Elle se rendait aux toilettes plus souvent et avait des nausées. Autant de signes indiquant une grossesse. Enfermée non loin de Basil Wenceslas, Estarra craignait de se trahir à chaque instant : le président avait d’ordinaire un œil si acéré…
Cependant, à mesure que le voyage se poursuivait, ce dernier restait tout entier absorbé par son travail devant son écran. S’il excellait en matière politique et économique, il ne semblait guère se préoccuper de ce qui touchait aux individus.
Estarra fut interloquée lorsque Peter invita inopinément Basil à se joindre à eux pour le dîner.
— Tu tentes le sort, lui chuchota-t-elle, alarmée. Il ne faut pas attirer son attention !
À la réponse négative du président, Peter lui adressa un sourire entendu.
— Si je ne le lui avais pas demandé, il nous aurait peut-être rejoints. Le meilleur moyen pour que Basil nous laisse tranquilles est de lui proposer de passer du temps avec lui.
— Vous avez de bien curieuses relations.
— Oui, en effet.
Le deuxième jour, Estarra et Peter descendaient la coursive principale du vaisseau lorsqu’ils tombèrent sur le président qui sortait de sa cabine. La jeune femme eut l’impression qu’ils étaient deux gamins dérangeant leur père en plein travail.
Peter lui adressa son sourire le plus éclatant.
— Basil ! Voilà un moment que je n’avais pas de nouvelles. Y en a-t-il au sujet des compers Soldats ? Vous m’avez dit que vous vérifieriez que les modules logiciels klikiss ne contenaient rien de dangereux.
Basil fronça les sourcils, tandis qu’il faisait demi-tour.
— C’est en cours d’examen. Il n’y a pas lieu de vous inquiéter.
Peter eut un mouvement de tête équivoque.
— Vous m’avez appris à répondre ainsi pour éviter de livrer la moindre information.
— Au moins, voilà une leçon dont vous vous souvenez, rétorqua Basil en plissant les yeux. Tâchez de ne pas oublier les autres.
Puis il referma la porte.
Estarra regarda son époux, les yeux écarquillés.
— Fallait-il que tu le provoques de la sorte ?
— Je dois lui rappeler sans cesse que je vois clair dans son jeu. (Il la prit par la taille.) J’ai beau mépriser Basil… ces compers Soldats m’inquiètent. Basil n’a pas plus de certitudes que moi à leur sujet, mais les FTD ne peuvent plus s’en passer, de sorte qu’il ne veut trouver aucun défaut. Cela nuirait à l’effort de guerre. Basil n’est cependant pas stupide : malgré sa confiance apparente, je doute qu’il ignore totalement la menace.
— Simplement, il refuse de te dire ce qu’il fait ?
— Cela confirmerait mes soupçons. Il ne l’admettra jamais. J’ai demandé à OX de continuer à chercher, mais récemment son temps a été accaparé par le prince Daniel.
Tous deux remontaient vers le pont d’observation afin d’admirer l’approche du système d’Ildira. Le pilote avait détecté une activité exceptionnelle sur l’un des trois soleils de Durris, et avait donc changé d’itinéraire.
Ils s’assirent dans des fauteuils rembourrés et regardèrent les étoiles. Entourée par le vide infini de l’espace, loin de la Terre, loin de Theroc, Estarra se sentit seule et vulnérable. Elle étreignit le bras de Peter, et il la serra contre lui, la réconfortant en silence, bien qu’il ne soit guère plus rassuré qu’elle.
Estarra puisa de l’assurance dans la pensée qu’ils arriveraient bientôt dans la fabuleuse cité de Mijistra, au sein d’un empire stable depuis dix mille ans. Au milieu des Ildirans, en tant qu’invités du Mage Imperator, ils oublieraient leurs soucis. Elle en était certaine.