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TASIA TAMBLYN
Les Forces Terriennes de Défense s’étaient décidées à agir, et ce n’était pas Tasia qui s’en serait plainte. Elle et ses cinq camarades avaient reçu leurs ordres la veille, lorsqu’un vaisseau les mena aux chantiers spationavals, entre Mars et Jupiter. Lors de leur approche de la ceinture d’astéroïdes, la jeune femme observa la flotte presque complète de vaisseaux-béliers. Chacun était suffisamment massif – en théorie – pour éventrer un orbe de guerre hydrogue. Le dernier contingent serait prêt pour le lendemain.
Tasia se renfonça dans son siège dur et froid. Les FTD ne manquaient jamais une occasion de rappeler à leur personnel que le confort n’était pas leur priorité.
— On sert juste d’alibis, dit Hector O’Barr, l’un de ses compagnons. La mission est simple. Les compers Soldats effectueront toutes les procédures.
Tom Christensen, un commandant au visage rondouillard, se fendit d’un petit rire.
— Le général Lanyan veut des êtres humains pour monter en première ligne. Lui et ses amiraux ont peut-être peur d’être un jour dépassés !
— J’ai entendu dire qu’on nous appelait le « fardage », dit Tasia. Un vieux terme de marine, qui désignait jadis les éléments inutiles sur un navire.
— Super, grommela Hector. Puisqu’ils nous envoient en mission suicide, ils pourraient au moins être gentils avec nous.
Christensen rappela, d’un ton un peu trop aigu :
— Il ne s’agit pas d’une mission suicide !
— Nous serons confrontés à des situations hasardeuses, dit Sabine Odenwald d’une voix douce et grave. Seuls les humains ont une souplesse d’adaptation. Qui sait comment les hydrogues réagiront en nous voyant arriver ?
— De plus, ces béliers coûtent cher. (Tasia cala ses pieds sur le rebord de son siège.) Nous servons de garantie. L’armée aura besoin de boucs émissaires si ça tourne mal.
Les deux autres commandants, Darby Vinh et Erin Eld, acquiescèrent d’un grognement.
Tous les six avaient quelque chose à gagner. Tasia avait parcouru leurs dossiers, et elle ne doutait pas qu’ils avaient fait de même à son égard. Chacun avait des taches – blâmes ou inculpations – à effacer de ses états de service. Si elle survivait à cette mission, Tasia recouvrerait le commandement d’un croiseur Manta, peut-être même d’un Mastodonte. Contrairement aux autres volontaires, elle n’avait commis aucun crime, erreur ou manquement à l’étiquette militaire. Son seul péché était d’être née du mauvais côté de la barrière.
Les règles imposées par la Hanse avaient toujours joué contre les clans. Mais en tant que Vagabonde, Tasia avait appris à affronter les situations injustes et défavorables. Il n’y avait rien de nouveau, et elle refusait de se laisser miner par cela.
EA se tenait avec dévouement à son côté. Il regardait les étoiles, comme s’il faisait preuve de curiosité. Son cerveau de comper presque vide ne cessait d’accumuler des informations. Assez bizarrement, la hiérarchie militaire n’avait pas protesté quand Tasia avait demandé à le garder auprès d’elle. Avaient-ils accepté la dernière requête d’un soldat en route pour une mission sans retour ? EA avait été reconditionné pour cette mission, et son revêtement de métal astiqué de frais luisait de reflets bleutés. À force d’avoir raconté leurs expériences communes, le modèle Confident commençait à réagir comme son vieil ami.
— Que penses-tu de tout cela, EA ?
— J’observe et je suis vos instructions, maîtresse Tasia Tamblyn.
— Je me rappelle l’époque où tu aurais été nerveux – comme lorsque nous avons quitté la maison pour nous engager dans l’armée terrienne.
Comme toujours, Tasia évitait avec soin de mentionner des noms ou des endroits, présumant que l’on espionnait chacune de ses paroles.
— Je ne m’en souviens pas, Tasia, mais je serai ravi d’entendre les détails. Je trouve vos anecdotes très instructives.
— Plus tard, quand nous aurons le temps de discuter en privé.
À l’arrivée aux chantiers spationavals, le pilote louvoya lentement entre les béliers, afin que ses passagers puissent admirer leur ampleur. On ne les avait pas conçus pour leur manœuvrabilité ou leur élégance, mais pour leur masse, leur solidité et leur vitesse. Malgré leur forme identique à celle d’une Manta classique, le blindage des béliers avait été triplé, et leurs propulseurs ne comportaient pas de sécurités redondantes, afin de pouvoir amorcer plus facilement la surcharge des réacteurs. On avait en outre rempli la proue jusqu’à la gueule d’uranium appauvri, afin d’amplifier l’impact.
Contrairement aux croiseurs courants, les commandes, les éclairages et le système de communication des vaisseaux-béliers se réduisaient au strict minimum. Ceux-ci n’étaient guère plus que des briques volantes, des massues destinées à se fracasser sur les premiers orbes de guerre rencontrés.
Débarquée à bord de l’un des béliers géants, Tasia jeta un coup d’œil circulaire. Les parois et les ponts étaient inachevés, quasiment réduits à de simples étais. Ce genre de vaisseau ne nécessitait ni aménagements ni finition. Tant que les béliers ne tombaient pas en morceaux, tant que leurs propulseurs pouvaient fournir la poussée finale et tant que leur coque les protégeait, ils rempliraient leur fonction.
— Bah ! c’est un vaisseau de guerre, pas un spa, marmonna Tasia.
— On aura tout le confort que l’on voudra une fois revenus chez nous, dit Darby Vinh. J’ai déjà hâte de me retrouver dans un bain de vapeur…
— On a tous hâte que tu ailles te baigner, Vinh, le taquina Erin Eld.
Les autres commandants de fardage rirent sans conviction. Puis ils s’acheminèrent vers la passerelle de commandement afin de recevoir un briefing détaillé. Dans les coursives, de nombreux compers Soldats vaquaient à leurs occupations et suivaient leur programme en silence.
Lorsque les commandants se furent installés, un officier instructeur leur expliqua au moyen de schémas le fonctionnement des béliers.
— Les équipes de vérification ont achevé leur inspection, et quarante-sept vaisseaux sur soixante ont été jugés aptes au lancement. Demain, les treize derniers seront certifiés conformes. Les compers Soldats serviront dans les zones non pressurisées… qui représentent l’essentiel des vaisseaux. Chacun de vous dirigera dix béliers depuis une passerelle spécialement adaptée. Un bélier sur dix possède des équipements de survie, vous ferez donc attention à aborder le bon vaisseau !
Le pire, songea Tasia, était qu’il ne semblait pas plaisanter…
— Prenez note en particulier des systèmes d’évacuation. Nous les avons installés afin que vous surviviez tous.
Ses compagnons paraissaient rassurés, mais Tasia secoua la tête.
— Je sais que vous nous donnez une bonne chance. Mais vu que nous sommes manifestement sacrifiables, quelle confiance l’armée a-t-elle réellement là-dedans ?
L’instructeur lui jeta un œil noir.
— Votre attitude ne nous avance à rien, commandant Tamblyn. Nous avons tout fait pour nous assurer qu’il fonctionne.
— En théorie.
— Nous avons toute confiance dans nos théories.
— Alors, nous les testerons et vous donnerons les résultats, monsieur, fit Tasia avec un sourire forcé. Voilà des années que je brûle de tuer des hydreux. Je suis prête à y aller.