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JORA’H LE MAGE IMPERATOR
Des centaines de croiseurs de la Marine Solaire arrivèrent dans le système d’Hyrillka, le cœur de l’insurrection. Jora’h se sentait plus accordé à son thisme qu’il ne l’avait jamais été à ce jour, car plus que jamais il en avait besoin. Celui-ci avait toujours fait partie de lui, comme un don naturel. Aujourd’hui, il représentait sa plus grande force. Il le fallait.
Dans son champ de conscience, les rayons-âmes s’étendaient tels des filins aussi solides que le diamant. Il percevait son peuple à travers tout l’Empire, sentait son amour et sa loyauté quelle que soit la distance.
Ici, cependant, la corruption de Rusa’h – et de Thor’h – l’enflammait de colère. Hyrillka se trouvait au centre d’une tache aveugle, un trou dans la toile impériale. L’Agglomérat d’Horizon était une plaie de vide et de silence, qui ne guérirait jamais complètement. Mais Jora’h avait bien l’intention de le reprendre tout entier.
Lorsque la cohorte apparut au-dessus de la capitale hyrillkienne, plusieurs vaisseaux de guerre décollèrent de l’astroport : des croiseurs, des cotres et des vedettes dont les rebelles s’étaient emparés lors de la conquête de Dzelluria et d’Alturas. Leurs armes étaient activées, et ils semblaient prêts à défendre l’usurpateur au sacrifice de leur vie.
Une transmission parvint aux vaisseaux rebelles, provenant du croiseur qui avait tenté peu de temps auparavant d’assujettir Dobro avant d’être reconquis :
« Ici l’adar Zan’nh, tonna la voix. Nous venons au nom du légitime Mage Imperator. »
Les vaisseaux rebelles se préparèrent à une attaque frontale, affluant devant la flotte malgré leur nombre largement inférieur.
« Oserez-vous tirer sur d’autres Ildirans ? répondit le commandant soumis au thisme de Rusa’h. Nous défendons notre Imperator, allez-vous nous massacrer pour cela ? »
Zan’nh répondit d’un ton froid :
« Le cas échéant. Si vous nous obligez à le faire. »
Son vaisseau s’avança en première ligne de la vague d’assaut. Plus de trois cents croiseurs lourds le suivaient, parés à faire feu.
Jora’h attendait dans le centre de commandement de son croiseur amiral. Via les liens plus vivaces que jamais qui reliaient à présent les anciens rebelles du croiseur de Zan’nh à son thisme, il sentit que ces derniers, comme pour se purger de leur honte, étaient disposés à tirer sur leurs anciens camarades. Bien qu’ils ne puissent être tenus pour responsables des actes que Rusa’h les avait forcés à commettre, les soldats ne s’étaient pas encore remis du choc. À présent, leurs yeux dessillés, ils étaient épouvantés – et révoltés – par la façon dont leur loyauté avait été trompée.
Jora’h sentait également qu’ils éprouvaient une certaine sympathie à l’égard des insurgés. Peu de temps auparavant, eux-mêmes auraient volontiers sacrifié leur existence pour Rusa’h. Mais l’Imperator imposteur ne s’attendait pas à la présence de Jora’h lui-même. Il ne s’agissait pas seulement d’un engagement militaire, mais d’une bataille de consciences.
Dans l’espoir d’éviter un bain de sang, Jora’h déploya de nouveau son esprit, à la recherche des rayons-âmes volés par son frère dément. Contrairement aux soldats reconvertis du croiseur de Zan’nh, ceux qui manœuvraient ces vaisseaux n’avaient pas l’esprit ramolli par le shiing, rendant la tâche de Jora’h infiniment plus difficile.
Les vaisseaux rebelles s’approchaient toujours. Ils avaient clairement l’intention de semer autant de destruction que possible, en tirant ou en allant se fracasser sur les croiseurs. Jora’h le savait.
Ils devaient être arrêtés avant. Il ignora l’angoisse qui se lisait sur le visage du tal O’nh. Les doigts agrippés à la rambarde de la passerelle, il se concentra à l’extrême, jusqu’à avoir l’impression que son cerveau battait sous son crâne. S’il avait pu insuffler du gaz de shiing dans les conduits de ventilation des vaisseaux rebelles, il n’aurait eu aucune peine à libérer les rayons-âmes et à les ramener au sein de son thisme. Mais à présent, il devait les arracher par la force à l’emprise de Rusa’h… et espérer qu’il ne les tuerait pas dans la tentative.
Mentalement, il remonta le réseau complexe de rayons-âmes auquel il était rattaché, jusqu’à le voir dans son ensemble : les rais opalescents de sa propre connexion à la Source de Clarté qui se dévidait autour de lui, mais séparée d’une seconde toile, plus compacte, faite de liens aussi durs que du métal au lieu de filaments arachnéens. Le réseau de Rusa’h.
Jora’h les vit, les sentit et les combattit. Ils résistèrent. Le thisme était fermement ancré en eux, mais il devait le déchirer. Des mots filtrèrent entre ses dents serrées :
— Je suis le Mage Imperator… Je… n’ai pas besoin… de shiing !
Trancher les liens qui les retenaient prisonniers ne serait pas sans danger. Après avoir été coupés de leurs congénères, ils seraient perdus sans le filet de sécurité que représentait le thisme. Lui, leur véritable guide, devait être là pour les rattraper.
Jora’h tira sur les fils entortillés. Son esprit se tendit vers eux, comme ils commençaient à se libérer. Là ! Il en saisit quelques-uns et les accueillit dans son réseau. Mais il en restait beaucoup. De nouveau, il se concentra sur la bataille. Il découvrit des liens noués entre eux, d’autres qui flottaient à la dérive. L’écho du désespoir et de la peur émanant d’Ildirans blessés l’atteignit. Jora’h avait tiré trop fort, et les rayons-âmes s’étaient rompus ! Pendant qu’il secourait une grande partie des rebelles, d’autres étaient perdus à jamais et sombraient dans un état végétatif. Il n’avait pu les sauver.
À bord de certains des vaisseaux suicides, les rebelles les plus fanatiques s’affaissaient sur place, morts ou atteints de lésions cérébrales. Jora’h les avait déracinés trop brutalement. Même s’il n’avait pu saisir leurs rayons-âmes, il sentit leur disparition au fond de son cœur.
Mais il ne pouvait arrêter maintenant. Les deux flottes fonçaient l’une vers l’autre, leurs armes parées. Jora’h projeta son esprit pour prendre le contrôle sur eux avant qu’il soit trop tard. L’un des vaisseaux rebelles parvint à lâcher une salve, qui endommagea le croiseur le plus proche.
— Non, hoqueta Jora’h, les yeux toujours fermés. Ne ripostez pas ! Tal O’nh, je… je l’ordonne !
Le commandant de la cohorte lança un appel radio :
« Pas de représailles ! Adar Zan’nh, le Mage Imperator nous demande de ne pas tirer.
— Compris. Manœuvres d’esquive. »
Tirant les fils avec douceur, ou avec fermeté quand cela se révélait nécessaire, Jora’h sentit la trame de Rusa’h s’effilocher ; au fur et à mesure, il saisissait les rayons-âmes libérés. Il intensifia l’attaque, son esprit gémissant sous l’effort. Puis, avec la soudaineté d’un bouton que l’on actionne, tous les membres d’équipage revinrent sous sa coupe. Il avait dénoué le bandeau posé sur leurs yeux, et la Source de Clarté les inondait d’une lumière aussi brillante qu’une nova. Subitement, les capitaines se rendirent compte de ce qu’ils s’apprêtaient à faire et réalisèrent les crimes qu’ils avaient commis sous l’influence de l’Attitré d’Hyrillka.
Les croiseurs et les cotres kamikazes se séparèrent, désactivèrent leurs armes puis, désormais inoffensifs, allèrent grossir les troupes de l’escorte du Mage Imperator. Les fréquences radio ne tardèrent pas à se trouver encombrées : questions, confessions désespérées, annonces des victimes ayant succombé au cours de la libération du thisme de Rusa’h. Jora’h ressentit la souffrance de chacun d’eux.
La bataille finale ne faisait que commencer.
Jora’h appela les commandants de sa flotte. Il sentait leur attachement à son égard plus fort que jamais.
« Par ordre de votre Mage Imperator, ces croiseurs sont à présent sous le commandement de l’adar Zan’nh.
— Ils constituaient l’unique défense d’Hyrillka, indiqua Zan’nh à son père. Nous avons la capacité et le devoir de reprendre cette planète. »
Dans la cohorte, les soldats de la Marine Solaire poussèrent une vigoureuse acclamation.
Soudain, l’esprit aiguisé de Jora’h perçut une vibration inarticulée, qui remontait le long des fils brisés du second thisme. Elle émanait du palais-citadelle, et Jora’h la perçut comme un cri. Rusa’h réclamait des renforts de toute urgence.
Et, avec ses quarante-cinq croiseurs volés, Thor’h le Premier Attitré obéit.