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NIKKO CHAN TYLAR
Au cours de son errance à travers le Bras spiral, Nikko passa non loin des serres orbitales de sa famille, qui pourvoyaient en aliments frais de nombreux clans. Contrairement à ses parents, Nikko, en véritable Vagabond, préférait se promener d’un système à l’autre. Néanmoins, il s’agissait de son foyer. Comment pouvait-il ne pas s’arrêter pour une visite, même de courte durée ?
Son appareil, le Verseau, avait été configuré pour acheminer des wentals jusqu’à des mondes inhabités, où ils pourraient devenir suffisamment puissants pour combattre les hydrogues. Cette mission n’était hélas pas de tout repos, avec la Grosse Dinde qui lançait des raids comme ceux du Dépôt du Cyclone et de Rendez-Vous.
Nikko aborda la serre principale. Rasséréné par la sensation du sol solide sous ses pieds, il contempla les panneaux transparents de la bulle. Les ténèbres au-dehors, mouchetées d’étoiles et d’astéroïdes, étaient illuminées par un miroir qui renvoyait la chaude lumière solaire à travers le verre incassable. Près du sommet du dôme, des masses cotonneuses d’aérogel dérivaient tels des nuages.
Des dômes annexes plus petits maintenaient une température et une humidité constantes. Une serre abritait des palmiers et des plantes grasses ; une autre, des vergers. Les plantes poussaient sur un substrat artificiel composé de poussière d’astéroïde fertilisée au moyen d’engrais chimiques et de déchets humains. « Pas plus mauvaise que n’importe quelle terre arable de la Terre », disait toujours sa mère.
Marla Chan et Crim Tylar, enchantés par la visite impromptue de leur fils, inspectèrent leurs champs tout en discutant avec lui. Puis Nikko leur montra les bonbonnes d’eau vivante que contenait son vaisseau et expliqua que ces étranges entités pourraient mettre fin à la guerre contre les hydrogues. Tous deux se montrèrent impressionnés, en même temps que surpris du rôle qu’il jouait dans le conflit.
— Pour être honnête, j’avais toujours pensé que tu nous aiderais aux serres ou à la station d’écopage de Ptoro, dit sa mère avec un sourire. (Tout en parlant, elle tapotait sur un pad électronique qui affichait la gestion des récoltes.) Je ne te connaissais pas de telles ambitions.
Nikko piqua un fard.
— Eh bien, qui aurait pensé que papa puisse devenir un jour un paysan ? Avoir de la terre sur les mains, labourer et cultiver les plantes…
Des rides plissèrent le front de Crim Tylar.
— Merdre, la culture, ça vaut tout l’écopage du monde. J’ai toujours détesté Ptoro… C’était glacial, venteux et désolé, ajouta-t-il avec une grimace.
— Vous avez vu les images, après que les Terreux ont utilisé leur Flambeau klikiss ? demanda Nikko. Ptoro n’est plus qu’une grosse boule de feu.
— Au moins, il fait chaud maintenant, grommela Crim.
Ils le menèrent dans une zone couverte de légumes. Leur visage ne pouvait cacher leur fierté.
— Tu as une mission grandiose, Nikko, mais essaie de prendre quelques instants pour apprécier les petites choses de la vie, suggéra Marla.
— Quand les grandes phrases ont fait long feu… voici le véritable enjeu de notre combat, dit Crim en se baissant pour cueillir une tomate. Mange-la. Tu n’as jamais rien goûté de tel.
— J’ai déjà mangé des tomates.
— Pas les miennes. Elles sont aussi bonnes qu’elles en ont l’air.
En fait, Nikko avait déjà mangé l’une de ces tomates, mais il se plia au désir de son père. Il enfourna la petite tomate dans sa bouche et mordit jusqu’à ce que le jus en jaillisse.
— Oui, aussi bonne qu’elle en a l’air.
Une ombre immense traversa les champs, tel un vautour. Tous trois levèrent les yeux. Crim loucha pour accommoder sa vue.
— Bon sang, qu’est-ce que c’est ?
Nikko reconnut la silhouette d’un vaisseau de guerre qui dérivait devant le miroir solaire, occultant le soleil.
— C’est un vaisseau terreux ! Je les ai vus tirer sur le Dépôt du Cyclone…
Comme pour confirmer ses dires, l’engin lâcha une volée de projectiles dans le miroir arachnéen. Des fleurs de feu s’épanouirent sur le film réfléchissant, qui renvoya des éclats lumineux dans toutes les directions. Les câbles d’amarrage se rompirent, et le miroir déchiré partit à la dérive, faseyant comme une étoffe happée par une bourrasque. La serre se retrouva plongée dans une obscurité presque totale, hormis les étoiles et les reflets sporadiques du miroir en loques.
Des alarmes résonnèrent à travers le dôme, et des messages leur parvinrent, relayés depuis les stations d’entreposage et les astéroïdes annexes.
— Allez prendre un masque à oxygène ! cria Marla. Dites à tout le monde d’enfiler un scaphandre, s’ils ont le temps de…
Ses instructions furent interrompues par une annonce provenant d’un des navires militaires :
« Ici l’amiral Lev Stromo, des Forces Terriennes de Défense. Par ordre du roi Peter, la Ligue Hanséatique réquisitionne cette installation. Tous les biens sont confisqués au profit de l’effort de guerre pour la protection de l’humanité. »
— Oh, va donc te faire voir chez les hydrogues, grommela Crim.
« En tant qu’ennemis, vous serez tous emprisonnés. Nos vaisseaux accueilleront ceux qui se constitueront prisonniers. Toute résistance donnera lieu à des représailles immédiates et définitives. »
Des agriculteurs en combinaison de sortie se ruèrent vers les points de rendez-vous, comme on les y avait entraînés, mais une véritable nuée de vaisseaux de guerre déferlait autour du complexe de serres. Ils se retrouvaient bloqués à l’intérieur.
Les éclairages de secours projetaient des ombres étranges parmi les plantes, et les alarmes ajoutaient à ce climat de cauchemar. Sans le miroir, la température à l’intérieur du dôme baissait déjà. Dépourvus d’armée, les Vagabonds s’en remettaient à leur discrétion pour leur sécurité, et à la rapidité de leurs vaisseaux quand ils étaient découverts.
Défiant ouvertement les ordres de l’amiral, un petit cargo partit comme une fusée d’un satellite de stockage de nourriture. L’intercom de la serre capta un appel du pilote sur une fréquence privée :
« Je les occupe pendant que vous autres, vous filez ! Tout le monde a intérêt à évacuer immédiatement. »
— C’est Shelby. Qu’est-ce que cet imbécile croit donc faire ?
Le cargo évoquait un matador excitant un taureau. Il lança un tir au jugé sur le croiseur amiral.
Nikko et ses parents coururent au poste d’urgence le plus proche et attrapèrent des masques, dont ils serrèrent les sangles sur la bouche et le nez. Les mains sur les hanches, Crim grogna à travers son masque :
— Même si on parvenait à détourner leur attention plus d’une nanoseconde, aucun de nos vaisseaux d’évacuation ne pourrait distancer les leurs.
Conforme à son avertissement, la réaction de l’amiral Stromo fut implacable : deux rayons jazer fusèrent de la Manta et éventrèrent la coque du petit vaisseau. Tandis que sa femme poussait une plainte, Crim marmonna, dégoûté :
— Shelby… Ce type ne valait même pas d’être recyclé. Il n’a fait qu’aggraver les choses pour chacun de nous.
Nikko étreignit le bras de sa mère.
— J’ai le Verseau. Il ne peut contenir beaucoup de monde, mais je…
Marla le fixa avec intensité.
— Tu as les wentals à bord. Tu dois t’échapper. Songe à ce que la Grosse Dinde ferait, s’ils tombaient entre leurs mains.
— Elle les jetterait probablement à l’égout, grogna Crim.
Exaspérés par la tentative de Shelby, les envahisseurs tirèrent une impulsion jazer sur le dôme principal. Il s’agissait probablement d’un coup de semonce, mais le faisceau brisa la vitre blindée.
La décompression explosive se répercuta à travers la serre. L’ouragan provoqué par la fuite de l’air arracha les treillages et les réservoirs hydroponiques. Nikko sentit ses tympans claquer, tandis que le froid l’empoignait. L’atmosphère se vidait comme le contenu d’un estomac trop rempli… Elle jaillit dans l’espace comme une fusée, avec assez de force pour propulser l’astéroïde-serre hors de son axe de rotation. Jetés à plat ventre, les agriculteurs poussèrent des cris de détresse.
Pris dans le vortex, les nuages d’aérogel tournoyèrent, s’amalgamèrent puis recouvrirent la brèche. Les résines polymères composant le matériau ultraléger durcirent sous l’effet du vide ; telle une gaze comprimant une blessure, les nuages artificiels comblèrent la déchirure, offrant une protection précaire. Cependant, l’étanchéité n’était pas parfaite, et l’air continuait à fuir en chuintant par les interstices.
Crim vit ses plantes qui dépérissaient, les plateaux renversés comme par une main géante. Les alarmes couvrirent ses jurons.
Marla repoussa Nikko avec insistance.
— Cours à ton vaisseau. N’attends personne, contente-toi d’emporter les wentals. Sauve-les !
— Je ne peux pas vous laisser ici ! Venez avec moi…
— Nous devons rester avec les nôtres, rétorqua Marla en désignant les Vagabonds autour d’eux. Mais toi, tu es plus important.
— Alors, laisse-moi rassembler un groupe. Je peux en prendre une dizaine à bord…
— Tu as une responsabilité, coupa son père, tandis que d’autres vaisseaux militaires s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes. Si tu perds ne serait-ce qu’une minute, tu ne sortiras jamais d’ici.
Marla surprit le trouble sur le visage de son fils.
— Ne t’inquiète pas, les Terreux nous emmèneront bien quelque part. Au moins, nous saurons ce qui est arrivé aux prisonniers de Rendez-Vous et du Dépôt du Cyclone. (Voyant que son fils hésitait encore, elle beugla :) Fiche le camp… et ne nous laisse pas tomber !
Dans la gravité évanescente, les lumières sporadiques et les bourrasques hurlantes, Nikko se mit à courir.