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DENN PERONI
De retour vers Plumas avec une cargaison de marchandises ildiranes à vendre, Denn opéra un détour par ce qui restait du Dépôt du Cyclone. Caleb Tamblyn et lui désiraient voir quels dégâts la Grosse Dinde avait causés.
Deux vaisseaux vagabonds fouillaient les débris, dans l’espoir de récupérer des articles de valeur. Leurs pilotes – le premier appartenait au clan Hosaki, le second à celui de Sandoval – envoyèrent des données d’approche au Persévérance Obstinée afin de l’aider à se frayer un chemin.
— Maudits soient les Terreux ! grommela Caleb, en apercevant la trace d’un tir sur l’un des planétoïdes en orbite. Il n’y a presque rien à récupérer, ici.
Les Vagabonds en étaient encore à évaluer leur situation, de sorte que l’échange d’informations était vital. Denn et Caleb parlèrent aux pilotes de leur commerce clandestin avec Yreka et l’Empire ildiran. De leur côté, les récupérateurs leur apprirent que Jess Tamblyn s’était débrouillé pour rendre Golgen sans danger pour l’écopage d’ekti. En revanche, de nombreux marchands avaient été capturés, et les serres orbitales du clan Chan avaient été touchées. Les reportages hanséatiques que l’on interceptait présentaient les Vagabonds comme des lâches et des fainéants.
Denn se pencha sur le tableau de bord.
« Comment peut-on avaler pareilles stupidités ? La Hanse commerce avec nous depuis tant d’années que ses citoyens devraient nous connaître mieux que ça. »
Le pilote du clan Sandoval n’était pas surpris.
« En temps de guerre et de rationnement, les gens prennent pour argent comptant n’importe quelle nouvelle servant leur cause. Ils n’entendent aucune voix discordante.
— Ça va de mal en pis, grogna Caleb. Bientôt, ils affirmeront haut et fort que les clans enlèvent des nouveau-nés pour boire leur sang.
— Il fut un temps où j’aurais dit que tu exagérais, soupira Denn, avant de jeter un coup d’œil sur les restes métalliques du Cyclone, qui jetaient des reflets dans la caillasse flottante. Des nouvelles à propos des otages qu’ils ont capturés ici ? ou de ceux de Rendez-Vous, ou d’autres endroits ?
— Pas un mot, répondit l’autre récupérateur. Je ne serais pas étonné qu’ils les aient enfermés dans un camp de travail au titre de prisonniers de guerre.
— Les salopards ! » jeta Caleb.
Denn serra les mâchoires. L’année précédente, tandis qu’il livrait des marchandises pour la Terre, son vaisseau avait été immobilisé sur la base lunaire, au prétexte de remplir de la paperasserie. Plus tard, il avait appris qu’on l’avait retenu dans l’intention de dissimuler une preuve d’une prétendue tentative d’assassinat des Vagabonds contre le roi Peter. Mais ce dernier avait découvert le complot et avait usé de sa propre influence pour libérer Denn. Peu de Vagabonds se fiaient à la Hanse, mais au moins Denn avait-il quelque chose à porter au crédit du jeune roi.
— Allons-y, dit Caleb. J’ai hâte de retourner au travail sur Plumas. Vas-tu passer quelques jours avec mes frères avant de repartir ?
Denn haussa les épaules.
— La plupart de mes livraisons régulières ont été annulées, de sorte que j’ai du temps à moi. Aucun Vagabond qui se respecte ne refuse une invitation.
D’après son expérience, il savait que les frères de Caleb tenteraient de l’entraîner dans les ennuis. Mais après les atrocités que l’armée terrienne avait commises, peut-être était-ce justement ce qu’il cherchait…
— Y a rien de mieux que son chez-soi, chantonna Caleb, tandis qu’ils survolaient les puits de pompage.
De l’extérieur, la lune de glace n’en donnait guère l’impression.
— Si tu le dis, répondit Denn en amenant le Persévérance Obstinée près d’une station de remplissage. C’est pour ça que je possède un vaisseau : où que j’aille, je suis toujours chez moi… même si, à cause des Terreux qui rôdent un peu partout, je ne peux plus naviguer par les voies habituelles.
Caleb l’examina, comme ils se préparaient à débarquer.
— Je n’aime pas que l’on m’interdise d’aller où je veux. Allons faire une séance de médisances avec mes frères. Tu te sentiras mieux après. En outre, ils ont un tord-boyaux du tonnerre, distillé avec l’eau primordiale la plus pure qui soit.
Denn fronça les sourcils.
— Tu crois que ça va nous aider à voir plus clairement le Guide Lumineux ?
— Pour ce qui est de trucs lumineux, je te garantis que tu vas en voir, rigola Caleb. Et en double !
Habillé chaudement, Denn était assis sous la voûte céleste solidifiée. L’océan souterrain ondulait comme de l’huile, sous la lumière des soleils artificiels qui projetait des ombres dures alentour.
Les frères Tamblyn retraçaient le récit fabuleux du retour de Jess et de la façon dont il avait retrouvé le corps de sa mère au sein de la banquise. Celle-ci reposait sur la saillie, toujours enchâssée dans la glace. Denn dressa l’oreille en apprenant que Jess était parti sur Jonas 12 pour sauver Cesca de quelque catastrophe, mais les frères ne purent donner plus de détails.
— Il ne s’est pas étendu là-dessus, dit l’un d’eux. Il s’est contenté de filer d’ici. Il a dit qu’il allait la récupérer.
— Je suis heureux qu’il se presse autant.
C’était la première nouvelle qu’il avait de sa fille depuis la destruction de Rendez-Vous, et la savoir en danger le faisait souffrir. Grâce à ses pouvoirs incroyables, Jess était certainement le plus indiqué pour sauver Cesca. Surtout que Denn connaissait son amour pour elle…
Il baissa les yeux vers son verre. Les frères Tamblyn avaient distillé leur eau-de-vie avec des arômes qui rappelaient le whisky ou le gin. Denn ne le trouva pas particulièrement bon, mais en tant qu’invité il ne pouvait faire le difficile. Il n’y avait pas de mal à se saouler en bonne compagnie : celle de Caleb, Andrew, Wynn et Torin. Après tout, ils avaient les problèmes de l’univers à résoudre.
Denn et Caleb leur décrivirent les décombres du Dépôt du Cyclone, puis tous spéculèrent sur le sort des prisonniers.
— La Grosse Dinde croit vraiment qu’on va faire dans nos pantalons et nous rendre ? lança Torin en remplissant son verre.
Il cracha sur la glace, et sa salive se congela aussitôt.
— Je ne crois pas que le président sache dans quoi il s’est engagé, répondit Caleb. (Il s’apprêta à cracher mais décida de ne pas imiter son frère cadet.) Il ne devrait pas se frotter aux Vagabonds !
— Les clans survivront, dit Andrew tranquillement. Tu as fait le premier pas avec Yreka. De nombreuses colonies éloignées seront heureuses de commercer en sous-main avec nous.
Denn avala une nouvelle gorgée d’alcool.
— La Grosse Dinde se moque bien de leur sort. Ses colons ressemblent moins à des Terriens qu’à nous-mêmes. Mais c’est dangereux. Les Terreux séviront contre tous ceux qu’ils prendront à faire du marché noir.
— Et moi, je dis que ce n’est plus tolérable !
Wynn projeta un énorme crachat qui recouvrit celui de son frère jumeau.
— Après tout, c’est Rand Sorengaard qui avait raison. On aurait dû suivre son exemple, plutôt que d’emprunter des voies convenables.
— Convenables ? Quelle plaisanterie ! Ces Terreux sont pires que Rand n’a jamais été. Et c’est eux qui l’appelaient un « pirate » ! Ha !
Les épaules de Denn se contractèrent.
— Le général Lanyan a eu un sacré culot d’exécuter Rand au nom de la « paix dans toute la Hanse », s’il comptait utiliser lui-même sa tactique.
— Je dis que Rand Sorengaard était un révolutionnaire, affirma Torin, qui se balançait sur son siège. Un visionnaire, pas un pirate. Il a vu des choses que nous n’étions pas prêts à accepter.
— Un homme en avance sur son temps ! On devrait se souvenir de lui comme d’un combattant de la liberté, un chef indépendantiste qui a lutté contre l’oppression de cette Grosse Dinde de merdre !
Malgré le froid environnant, une douce chaleur enveloppait Denn. Chaque fois qu’il pensait avoir fini son verre, celui-ci se retrouvait mystérieusement rempli.
— Après Rendez-Vous, ma Cesca a dit aux Vagabonds de s’éparpiller et de se cacher. Mais peut-être faut-il avancer d’un cran, suivre l’exemple de Sorengaard et devenir nous-mêmes des combattants de la liberté.
Les jumeaux le regardèrent. Caleb et Andrew mirent plus de temps à réaliser ce qu’il proposait, mais Denn développa son idée. Lorsqu’il se rendit compte que ses mots devenaient pâteux, il compensa en élevant le ton.
— On a des vaisseaux. On est rapides et furtifs. Et on sait ce que les Terreux ont fait au Dépôt du Cyclone, au vaisseau de Raven Kamarov…
Caleb leva son verre.
— Pour Raven Kamarov !
Tous burent leur toast.
Denn prit le temps de rassembler ses esprits puis retrouva le fil de la discussion.
— Et si nous fomentions notre propre révolte ? Si nous reprenions quelques trucs, histoire de nous indemniser des dommages causés par la Grosse Dinde ?
Les frères Tamblyn gloussèrent, et leurs yeux pétillèrent.
— Une occasion de se rembourser, ouais.
— Ça m’a bien l’air d’un plan. D’abord, on nous a déclarés hors la loi. Maintenant, on va être des pirates. Ça a l’air plus respectable.
Denn souriait largement.
— Trouvons un moyen par où commencer.
Il vit que son verre était inexplicablement vide ; les frères Tamblyn s’empressèrent de le remplir.
Leurs plans n’avaient guère de sens, mais les cinq hommes compensèrent ce manque par un enthousiasme débordant.