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ORLI COVITZ
Après plusieurs jours, l’odeur de fumée et de mort emplissait toujours les narines d’Orli. La jeune fille aurait voulu partir avec Hud Steinman dans les contrées sauvages de Corribus, et abandonner la dépouille mutilée de la ville loin derrière.
Mais l’ermite n’avait pas l’intention de partir avant d’avoir fouillé les décombres, en quête d’objets utiles. Sa force lui permettait de déplacer les poutrelles et les plaques métalliques trop lourdes pour Orli.
— Je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe au sein de la Hanse. En particulier, la raison pour laquelle les FTD ou les robots klikiss ont anéanti cette colonie. En tout cas, impossible de dire quand, ou si, on viendra nous chercher. Nous pourrions être les derniers humains du Bras spiral.
— Si c’est votre manière de redonner du courage aux gens, fit-elle remarquer, vous manquez vraiment de pratique !
Il posa son sac et entreprit d’y fourrer des outils, des pochettes de médicaments et des vêtements usagés tirés d’un casier de vestiaire. De son côté, Orli se fabriqua une besace où elle rassembla quelques objets. Ils effectuèrent deux jours de recherches assidues.
Chaque fois qu’elle fermait les yeux pour s’assoupir, Orli revoyait les éclairs de la terrible attaque, les explosions, la désintégration de la tour de communication où son père travaillait…
Enfin, Steinman la tira des ruines calcinées pour l’emmener dans les plaines recouvertes d’un tapis d’herbes coupantes. Des essaims de grillons poilus avaient creusé des labyrinthes de galeries souterraines.
Quelques jours après avoir traversé le transportail de Corribus, Orli avait attrapé un grillon tandis qu’elle explorait la prairie. Même si elle ne possédait pas une intelligence supérieure, cette créature aux pattes d’araignée et au corps de lapin semblait apprécier d’être portée et caressée. Son père l’avait autorisée à la garder. Peu de temps après, d’autres filles de la colonie avaient voulu avoir leur propre grillon.
Aujourd’hui, tous avaient péri : son père, les grillons encagés, les autres filles…
Foulant les herbes à grandes enjambées, Steinman sondait le sol au moyen de sa longue canne. Soudain, un monstre se précipita dans leur direction, lui arrachant un cri de surprise. Il assena un grand coup à la créature plate ; laquelle poussa un cri flûté, avant de s’évanouir dans les herbes. Des grillons poilus bondirent hors de son chemin.
— Fichus bacrabes ! Ils sont capables d’emporter un morceau de jambe, si on ne fait pas attention.
Jusqu’à présent, Orli n’avait fait qu’apercevoir ces créatures au corps circulaire, doté de pattes évoquant des piquets de tente tordus qui le maintenaient près du sol. Elle compta cinq yeux brillants sur ce qu’elle pensait être une tête, au-dessus de mandibules s’agitant comme des dents mécaniques affamées de viande fraîche. On aurait dit la version cauchemardesque d’un faucheux.
— Un bon coup de pied suffit à les convaincre que ça ne vaut pas la peine de nous embêter.
— Mais qu’arrive-t-il si l’un d’eux attaque pendant qu’on dort ?
Sur la plaine, elle ne voyait pas d’autre abri que le sol.
La réponse du vieil homme ne la rassura guère :
— Oh, vaudrait mieux éviter, gamine. Mais ils doivent se fatiguer, à manger tous ces grillons poilus.
Par intermittence, Orli percevait un bruissement de pattes, puis des cris lorsqu’un bacrabe saisissait une proie puis la dégustait sur place, tandis que les autres insectes rongeurs sautaient dans les hautes herbes pour se cacher.
— Mon campement n’est plus très loin, indiqua Steinman avec un geste vague en direction de l’horizon.
Orli ignorait comment il pouvait savoir où il allait, avec cette prairie monotone qui les entourait, et les percharbres semblables à des antennes dressées vers le ciel. Mais cela importait peu, supposa-t-elle.
— Pourquoi avez-vous eu besoin de vous éloigner autant des autres ?
Il la regarda comme si la réponse s’imposait d’elle-même.
— Pour avoir de la place.
— Maintenant, vous en avez autant que vous voulez.
Elle n’avait pu s’empêcher de laisser percer de l’amertume. Une planète pour lui tout seul : peut-être était-ce ce qu’il avait toujours souhaité. Hormis qu’il se retrouvait avec elle sur les bras, à présent.
Comme ils s’enfonçaient dans une futaie d’herbes entrelacées, deux grillons poilus bien gras s’égaillèrent, paniqués. À un mètre ou deux d’Orli, les insectes rongeurs déclenchèrent une explosion de mouvements : un bacrabe fonça sur eux et en attrapa un. Le grillon poilu couina pitoyablement lorsque le prédateur fourra sa prise entre ses mandibules.
Sans réfléchir, Orli courut vers le bacrabe en hurlant :
— Laisse-les tranquilles !
Elle le martela de coups, et le bacrabe battit rapidement en retraite. Dans un ballet de longues pattes, il virevolta en sifflant, puis se sauva après avoir laissé choir le grillon poilu mutilé.
— J’espère que je t’ai fendu le crâne ! cria-t-elle, avant de se pencher sur la bête dodue.
— On dirait bien que tu as reçu plus que ta part de courage, pour une fillette, dit Steinman, visiblement amusé.
Même s’il bougeait encore, le grillon poilu était déjà mort ; les mandibules du bacrabe l’avaient déchiré.
— Trop tard.
Puis le flot d’adrénaline se tarit, et elle revint à la réalité. Cet aperçu de la sauvagerie du bacrabe prouvait les blessures qu’il aurait pu lui infliger s’il s’en était pris à elle. Elle se sentit mal.
Steinman ramassa la carcasse, l’examina, puis la fit pendre à sa ceinture. En cet instant, il ressemblait à un trappeur.
Orli cligna des yeux, réprima sa réaction instinctive, puis se redressa en regardant le sang qui tachait ses mains.
— Qu’est-ce que vous allez en faire ?
Il leva les sourcils.
— Rien d’autre que le manger, gamine. Il faudra sûrement que tu sois près de mourir de faim pour mordre là-dedans, mais malheureusement on n’a pas le choix. Un de ces jours, je concocterai une recette convenable.
Dans le crépuscule violacé, Orli était assise dans le camp du vieil ermite, les genoux ramenés sous son menton. Elle regardait Steinman allumer le feu tout en marmonnant dans sa barbe :
— La première fois que j’ai vu ce monde, j’ai su qu’il deviendrait une colonie formidable. Tout ce que je désirais, c’était un peu de paix. Mais je n’ai jamais reproché à quiconque de vouloir se construire une nouvelle vie ici. Je n’ai jamais souhaité leur fin…
Il soliloquait ainsi depuis une bonne heure.
— Vous parlez beaucoup, pour quelqu’un qui voulait être seul, grommela Orli.
Elle baissa les yeux sur les flammes qui enflaient, consumant l’herbe sèche, le fagot et le bois de percharbre que Steinman avait coupé et empilé.
— Un peu de conversation n’a jamais nui à personne, dit ce dernier en ramassant un caillou et en le jetant dans les herbes ondulantes.
Orli entendit la fuite d’une créature à longues pattes dans les broussailles.
Lorsque le feu eut pris, Steinman extirpa les carcasses vaguement reconnaissables de grillons poilus.
— Le goût est un peu rance. Mais j’en ai mangé des dizaines, et ça bat à plate couture les rations précuisinées de la Hanse.
Le regarder rôtir la viande sur un bâton au-dessus des flammes retourna l’estomac d’Orli.
— Le goût s’améliore si on les écorche et qu’on les met à sécher sur des épines de percharbre. J’en perds environ la moitié de cette façon – quelque chose réussit à les voler –, mais ce ne sont pas les grillons qui manquent.
Même si l’idée de manger du grillon la mettait mal à l’aise, le fumet la fit saliver.
— J’ai eu un grillon poilu comme animal de compagnie, mais il n’a pas réchappé au massacre, dit-elle sans toucher à la viande.
— Désolé, gamine. (Il chercha ses mots.) Si j’avais d’autres provisions à t’offrir…
Elle fouilla dans ses poches et en extirpa les sacs hermétiques de champignons séchés.
— Ça n’a pas non plus très bon goût, mais ça compensera peut-être celui des grillons.
Steinman fronça les sourcils.
— Où les as-tu eus ?
— C’est mon père et moi qui les avons fait pousser sur Dremen, avant que l’on vienne ici. Je les ai trouvés dans les décombres de la maison.
Il déchira l’ouverture du sac et renifla l’intérieur d’un air sceptique.
— Je n’ai jamais été amateur de champignons. Trop caoutchouteux à mon gré. (Il eut un sourire forcé.) Mais comme je le disais, on ne peut pas se montrer trop difficile, ces temps-ci.
Avec les champignons et les grillons au feu de bois, Orli ne se souvenait pas d’avoir dégusté pareil festin depuis bien longtemps. Après les premières bouchées, elle se rendit compte à quel point son estomac criait famine. Elle dévora en quelques secondes. Les champignons absorbaient le jus épicé des insectes rongeurs.
Dans l’obscurité qui s’installait, Orli parcourut le paysage des yeux, en direction des percharbres qui se dressaient tels les mâts d’un vaisseau fantôme. Des créatures volantes tournoyaient dans le crépuscule.
Puis, avant qu’ils aillent se coucher, la jeune fille joua un long moment sur son synthétiseur. Elle laissait ses doigts se promener tout seuls sur les bandes et trouvait du réconfort dans ces mélodies mélancoliques qui suivaient le cours de ses souvenirs.
À un moment, elle leva les yeux vers Steinman, assis, les yeux clos ; des larmes coulaient sur son visage. Mais il ne dit rien, et Orli continua à jouer.