26
JORA’H LE MAGE IMPERATOR
Alors qu’il siégeait au pied de la hautesphère, sous l’image géante de son visage bienveillant, projetée sur un écran de brouillard, Jora’h savait que tout n’était pas parfait au sein de l’Empire. Il devait gérer tant de fléaux… des fléaux dont ses nouveaux visiteurs n’avaient pas idée.
Le Mage Imperator aurait préféré que les monarques humains aient choisi un autre moment pour venir, en particulier maintenant. Il ne désirait pas que des représentants de la Ligue Hanséatique terrienne remarquent les catastrophes qui se répandaient comme une épidémie dans l’Empire. Par chance, ils ne percevaient pas le thisme et ne pouvaient donc sentir le malaise qu’endurait l’ensemble des Ildirans – lui plus que tout autre.
Mais il se devait de les accueillir, de leur parler et de les rassurer. Peut-être offriraient-ils l’espoir qu’il existait un moyen différent de survivre.
Il se radossa pour attendre le roi Peter et ses compagnons, que l’on emmenait à travers les corridors de cristal multicolore. Il se sentait minuscule, au fond du chrysalit qui avait naguère supporté la masse volumineuse de son père. Malgré les problèmes qui l’accaparaient, il tenta de se composer un masque de sérénité pareil à celui qui flottait au-dessus de lui. Les humains n’allaient plus tarder.
Une sensation de danger imminent parcourait les innombrables fils du thisme : l’attaque hydrogue de Hrel-oro, l’angoisse qui provenait de l’équipe de maintenance de Maratha, et – pire – l’assassinat de son fils Pery’h ainsi que l’incompréhensible rébellion d’Hyrillka. Beaucoup, beaucoup avaient péri là-bas récemment. Jora’h avait ressenti comme un coup de tonnerre les atrocités commises à l’encontre de la maniple de l’adar Zan’nh. Deux jours auparavant, cette impression avait éclaté puis résonné à travers son corps tel un maillet frappant un carillon. Mais le thisme était silencieux, l’empêchant de prendre contact. Zan’nh était toujours en vie, mais c’était tout ce qu’il savait de ce qui se déroulait sur Hyrillka.
Immédiatement après cette vague de morts, Jora’h avait ordonné à Tal O’nh, le commandant en second de la Marine Solaire, de préparer trois cotres pour une mission d’éclaireur. Ils avaient pour instructions de découvrir ce qui était arrivé aux croiseurs lourds de Zan’nh, puis de revenir au rapport.
Puis, il avait donné l’ordre à Tal O’nh de positionner sa cohorte dans le système d’Ildira, en alerte maximale. Des orbes de guerre avaient été signalés dans le système ternaire de Durris, et il craignait que la dévastation de Hrel-oro ne fasse que préluder à une autre attaque contre une colonie ildirane.
Même si les cotres fonçaient à tombeau ouvert, Jora’h ne pouvait s’attendre à les voir revenir avant le lendemain, voire le surlendemain. L’affaire d’Hyrillka devait être résolue dans les plus brefs délais, afin qu’il puisse se concentrer sur le problème autrement plus important des hydrogues. Osira’h, quant à elle, faisait déjà route depuis Dobro.
Non, songea-t-il, tout était loin d’être parfait. Après dix mille ans de paix, l’Empire ildiran vivait ses heures les plus sombres. Il regretta de nouveau que le roi des humains n’ait pas choisi un autre jour pour venir lui témoigner son respect.
Des membres du kith des administrateurs vinrent annoncer les visiteurs à grands gestes. Comme il s’approchait du chrysalit surélevé, le jeune couple royal laissa percer sa fascination. De deux pas en retrait, le président de la Hanse arborait quant à lui un visage indifférent à la magnificence du Palais des Prismes.
Jora’h se redressa afin de les accueillir. Il prit soin de sourire, afin que ses visiteurs ne soupçonnent pas ses préoccupations. Sa tresse de cheveux, épaisse mais courte, remuait sans qu’il en ait conscience. Il écarta les bras.
— Roi Peter, de la Ligue Hanséatique terrienne, je suis heureux et honoré de vous souhaiter la bienvenue. Vous n’auriez pas dû entreprendre un aussi onéreux voyage simplement pour une visite de courtoisie…
Basil s’avança avant que le roi ait pu répondre.
— Il ne s’agit pas seulement d’une visite de courtoisie, Mage Imperator. En ces temps périlleux, il est vital qu’humains et Ildirans renforcent leurs liens politiques et amicaux.
Jora’h posa son regard sur lui.
— Je suis d’accord… mais je parlais à votre roi.
— Vous pouvez vous adresser à moi, Mage Imperator, dit Basil en dissimulant son mécontentement. Je suis le président Wenceslas…
— Je me souviens de votre visite, au début de la guerre. En fait, vous étiez ici lorsque l’émissaire des hydrogues a assassiné votre précédent Grand roi.
Jora’h considéra Peter avec sympathie. Il n’avait jamais compris cette succession des gouvernants chez les humains. Le vieux Frederick était-il le père de ce jeune roi, comme Cyroc’h était le sien ? Il décida de parler sur un ton neutre.
— Je suis désolé de la mort de votre prédécesseur, roi Peter. J’imagine le trouble qui vous agite.
Peter opina d’un air embarrassé, après avoir jeté un coup d’œil au président.
Le père de Jora’h avait toujours considéré les humains au mieux comme quantité négligeable, au pire comme une engeance néfaste. Mais s’ils se montraient en effet immatures, arrivistes et turbulents, ils s’étaient bien défendus contre les hydrogues. En dépit de ce que pensait Cyroc’h, peut-être fallait-il compter avec ce peuple. Les humains pourraient devenir de bons compagnons d’armes, au lieu de pions sur un échiquier. Jora’h éprouvait à leur égard une certaine compassion, grâce à Nira, la prêtresse Verte qu’il avait sincèrement aimée.
Il cligna des yeux en s’apercevant que la reine Estarra portait un surgeon en pot. Il tressaillit, comme un mélange de ravissement et de gêne l’assaillait brièvement. Cette scène lui rappelait la jeune et belle Nira, elle aussi de Theroc, qui était arrivée dans la salle du trône avec un surgeon. Celui-là avait été calciné lors de l’incendie censé l’avoir tuée. Tous ces mensonges… les mensonges de mon père…
Rompant avec la tradition, Jora’h porta son attention sur la reine.
— Vous êtes Estarra, fille de Theroc.
Dans un scintillement de sa robe royale, la jeune femme exécuta une semi-révérence puis lui tendit le pot.
— Vous rappelez-vous les arbremondes de ma planète, Mage Imperator ? Il me semble que les vôtres sont morts.
Il la scruta avec intensité.
— Je tiens votre frère Reynald pour mon ami, et Nira Khali m’était… très chère. Lorsque je me suis rendu sur Theroc, j’ai pu constater que les descriptions des merveilles de la forêt-monde n’étaient pas exagérées.
Sur un geste de sa part, Yazra’h, son agile garde du corps, alla prendre le surgeon. Jora’h le posa en équilibre sur un accoudoir du chrysalit et en examina la délicate frondaison.
— Je vous remercie de votre cadeau. Nos surgeons ont en effet disparu dans un incendie, et celui-ci me rappelle d’agréables moments.
Les yeux marron d’Estarra s’agrandirent de joie.
— Je suis heureuse que vous ayez conservé tant de souvenirs à notre sujet.
Jora’h lui adressa un sourire plein de chaleur. Comment pourrait-il jamais oublier la prêtresse Verte et les légendes qu’elle lui narrait ? Lorsqu’il était Premier Attitré, il avait eu d’innombrables maîtresses, avait engendré de nombreux enfants avec les kiths les plus divers, mais aucune ne l’avait égalée.
Il s’efforça de ne rien laisser paraître de ses sentiments. Estarra, gênée par tant d’attention, passa un bras sous celui de Peter, et Jora’h vit la lueur dans ses yeux, l’amour authentique qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Tout comme Nira et lui.
— Les hydrogues ont causé de terribles ravages à la forêt-monde, raconta Estarra, mélancolique. Ils ont tué deux de mes frères. Mes sœurs se trouvent sur place, afin d’apporter leur aide.
— Je suis profondément désolé.
Pour tant de choses, poursuivit-il en son for intérieur.
Il y avait tant de secrets, tant de mensonges. Les humains ne connaissaient qu’une partie de la vérité. Son père avait ourdi de nombreux plans, des alliances susceptibles de provoquer la destruction de la Terre et de sa myriade de colonies. En tant que Mage Imperator, il avait l’obligation de protéger l’Empire, quel qu’en soit le coût.
Quand Osira’h mènerait les hydrogues à lui – si elle survivait à l’épreuve –, quel genre de marché serait-il contraint de passer avec eux ? Combien de sacrifices ses sujets devraient-ils accepter ? Les humains auraient-ils à payer, eux aussi ?
Il jeta un nouveau regard à Estarra, ses yeux topaze réfléchissant la lumière.
— Nous devons tous porter le poids de nos tragédies respectives, et nous préparer à supporter d’autres fardeaux.
Tout autour, des serviteurs rasés couraient çà et là, en un ballet frénétique. Ils installaient des tables basses dans la salle de réception et les recouvraient d’assiettes, de coupes remplies de friandises, de fleurs décoratives. D’autres apportaient des instruments de musique ou accrochaient des guirlandes. Une troupe d’acteurs entra par un passage latéral. Jora’h se rappela brusquement la réception fastueuse qui était prévue. Une nouvelle distraction, une nouvelle obligation éprouvante.
Au moins, le roi et la reine repartiraient-ils le lendemain, rappelés sur Terre par leurs propres affaires. Il pourrait alors fixer de nouveau son attention sur sa seule mission : maintenir l’unité de l’Empire.