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SULLIVAN GOLD
Certains auraient appelé cela la « tranquillité » et le « rendement »… Sullivan Gold, lui, savait que ce n’était que le calme avant la tempête. À bord du moissonneur d’ekti hanséatique, lui et ses ouvriers vivaient dans une angoisse perpétuelle. Il avait doublé les sentinelles et enchaînait les exercices d’alerte. Tabitha Huck avait lancé un réseau de sondes dans les bancs nuageux de Qronha 3, à diverses altitudes. Les résultats suggéraient que des orbes de guerre se tapissaient peut-être dans les nuages.
Mais aucun exercice ne pouvait les préparer réellement à une attaque hydrogue. Laquelle se produirait un jour ou l’autre, Sullivan en était certain.
Dans les dernières heures de la nuit, incapable de dormir, il se rendit sur le pont d’observation afin de contempler les nuages. L’air frais qui pénétrait dans le champ de condensation atmosphérique avait un parfum étrange, et un crépitement d’électricité statique hérissait ses avant-bras. Lui et Kolker, son prêtre Vert, avaient pris l’habitude de passer une heure ensemble, juste avant l’aurore, à regarder les lumières lointaines de la cité des nuages ildirane, qui recherchait des couches d’air riches en hydrogène.
Kolker tenait son précieux surgeon avec délicatesse ; son éternel sourire aux lèvres, il écoutait un bruit de fond audible par nul autre que lui. Cela ne dérangeait pas Sullivan, qui n’éprouvait aucun besoin de discuter.
Le moissonneur de nuages avait rapatrié une nouvelle cargaison d’ekti vers la Hanse. Sous sa direction, l’usine s’était révélée plus productive que ce que l’on avait imaginé dans les prévisions les plus optimistes. Il avait reçu les félicitations du roi Peter et du président Wenceslas, et sa femme Lydia lui avait appris que le montant de ses primes permettrait de payer les études de ses petits-enfants.
Les choses allaient bien.
Dans la pénombre, Sullivan aperçut un tourbillon se former au sein de l’océan sans fond, sous les capteurs dérivants. À son côté, Kolker scruta le bouillonnement brumeux, tandis que des éclairs ricochaient à travers la gueule béante de l’orage.
— Je n’aime pas trop ça, marmonna Sullivan.
Dans l’étendue qui séparait l’usine hanséatique et la cité flottante ildirane, une nouvelle salve d’éclairs explosa.
Derrière eux, la porte s’ouvrit à la volée sur Tabitha.
— Sullivan ! s’exclama-t-elle, le visage blême. Les capteurs s’affolent…
Juste sous le pont d’observation, les épais nuages s’écartèrent, telle la mer Rouge devant Moïse. Tous les trois retinrent leur souffle, et le prêtre Vert s’agrippa à son surgeon comme à une bouée.
Des décharges électriques se répercutaient d’un banc nuageux à l’autre, dans un silence sinistre troublé seulement par les coups de tonnerre assourdis qui leur parvenaient des profondeurs. Puis, tels des léviathans de légende, six orbes de guerre s’élevèrent de l’océan de gaz. Même à cette distance, Sullivan apercevait les étincelles d’énergie bleutées crépitant sur leur coque.
Tabitha ne pouvait détacher son regard des sphères de diamant qui grossissaient à chaque seconde. Sullivan l’attrapa par le bras.
— Secoue-toi ! Ils ne viennent pas nous faire la conversation. Il faut sauver l’équipage !
Tabitha se rua dans le centre de commande, si vite qu’elle faillit perdre l’équilibre. Des alarmes meuglèrent sur tous les ponts. Les hommes et les femmes au repos sortirent de leurs cabines en titubant, à moitié habillés et les yeux gonflés de sommeil, mais ils acceptèrent la situation sans poser de questions. Sullivan ne les avait jamais soumis à des exercices surprises, ils savaient que c’était pour de bon.
Par télien, Kolker rapporta la situation à mots rapides. Sullivan le laissa et s’engouffra dans le centre de commande. Tabitha et trois de ses camarades se tenaient devant des écrans présentant une vue en coupe de l’usine. Les sirènes faisaient vibrer les parois métalliques.
Sullivan connaissait le destin funeste du moissonneur d’ekti depuis le jour de son lancement. Les membres de son équipage se pressaient, et Sullivan se réjouit de les voir suivre la procédure comme il fallait. Par la large baie vitrée, il aperçut d’autres orbes émerger des nuages. Les créatures des abysses gazeux n’avaient aucune raison de se hâter.
— Nous sommes fichus, lâcha Tabitha.
À l’exercice, l’équipage mettait d’ordinaire une demi-heure à opérer l’évacuation. Avec leur survie en jeu, ils raccourciraient peut-être ce délai. Sullivan pria pour avoir assez de temps avant que les orbes de guerre lancent leur offensive générale.