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KOTTO OKIAH
À la perspective d’une entrevue avec Del Kellum dans la station administrative d’Osquivel, Kotto avait du mal à réprimer son emballement. L’excentrique ingénieur était si excité par son nouveau projet qu’il ne parvenait pas à se concentrer sur autre chose, de sorte que lui et ses deux compers avaient éteint les appareils embarqués à bord de la sphère hydrogue et avaient abandonné cette dernière dans l’espace.
Kotto avait laissé les compers piloter la navette jusqu’au complexe industriel situé loin en dessous, dans les anneaux de la géante gazeuse. Del Kellum avait préféré que l’épave qu’il étudiait ne se trouve pas trop près des chantiers spationavals, au cas où les hydrogues la remarqueraient. L’isolement ne déplaisait pas à Kotto : il n’avait jamais pu se concentrer correctement au milieu de l’agitation qui régnait dans les anneaux.
Pendant qu’il attendait le chef de clan, des pensées ricochaient sous son crâne.
— C’est une solution, au moins, non ? marmonna-t-il. C’est ce qu’on aurait dû faire depuis le début, pas vrai, GU ?
Le comper cabossé répondit :
— Le contexte qui donne sens à votre énoncé m’est inconnu.
Kotto fit un mouvement négligent de la main. Il ne pouvait attendre des compers qu’ils suivent ses pensées, s’il ne les formulait pas à haute voix.
— Laisse tomber.
Il gigota, impatient, puis jeta de nouveau un œil aux calculs et aux plans qu’il avait gribouillés. Il préférait les bouts de papier recyclé à l’écran d’un pad, trop limité à son goût. Le papier lui donnait l’impression d’une plus grande liberté créative ; quand il avait terminé, GU classait et mettait ses brouillons au propre. Aujourd’hui, les deux compers Analystes l’accompagnaient, au cas où il aurait besoin d’assistance pour des données ou des hypothèses complémentaires. Si du moins Del Kellum se décidait à arriver…
— Qu’est-ce qui le retarde autant ?
— Je n’ai pas accès à son agenda, répondit GU.
— Moi non plus, renchérit KR.
— Encore un casse-tête, fit Kotto, avant de soupirer et de s’adosser à son siège.
Ce genre de présentation lui était familier. Sa mère lui avait appris à exposer ses arguments et à contrer les inévitables doutes et les griefs. Les Vagabonds ne manquaient ni d’imagination ni de goût du risque, mais ils étaient conservateurs et prudents. Les clans avaient subi trop de tragédies et de désastres au fil des ans.
« Tu dois te montrer ferme, et tes conclusions être irréfutables, lui répétait Jhy Okiah. Si tu montres un soupçon de doute, on te croquera tout cru et aucun de tes projets n’obtiendra jamais de validation. »
Devant l’interdiction par les hydrogues d’écoper l’ekti, l’Oratrice Peroni avait demandé à ses compatriotes d’inventer de nouveaux moyens de produire du carburant interstellaire. Kotto avait relevé le défi, et les idées n’avaient cessé d’éclore en lui. Contrairement à ses projets habituels, celui-ci était incroyablement simple – un jeu d’enfant en comparaison –, et ce en dépit de l’ampleur des répercussions potentielles. Aujourd’hui, le seul à convaincre était Del Kellum.
— Une bonne chose qu’il s’agisse d’une opération à petite échelle, murmura-t-il à KR.
— Le contexte qui donne sens à votre énoncé…
— Bon, de quoi s’agit-il ? interrompit Del Kellum en surgissant dans la pièce, sans un mot d’excuse.
Un coup d’œil à l’horloge indiqua à Kotto que celui-ci n’avait que deux minutes de retard.
— Je répétais juste ma présentation, dit-il, penaud.
— Je n’aime pas trop les discours que l’on a répétés. Dites-moi simplement ce que vous avez en tête. Vous avez trouvé quelque chose dans l’épave ?
Kotto quêta du regard un encouragement de la part des deux compers puis se retourna vers le chef de clan.
— Que diriez-vous d’un moyen d’ouvrir les orbes de guerre ? Un moyen simple et bon marché.
— Voilà des mots que je n’entends pas souvent, par ici.
Kellum le mena jusqu’à un poste doté d’une petite table. Il en chassa le technicien qui l’utilisait, afin d’avoir de l’espace.
— Montrez-moi ça.
Kotto étala ses schémas, puis expliqua comment il avait trouvé la solution par inadvertance, et la manière de l’appliquer sur les énormes orbes de guerre, grâce à des membranes résonnant à une fréquence spécifique.
Le chef de clan gratta sa barbe grisonnante, tandis qu’il assimilait les dessins et les calculs.
— D’ordinaire, je ne comprends rien à ce que vous dites, Kotto… mais cette trouvaille est ridiculement simple.
— Je suis d’accord. Raison de plus pour qu’elle se révèle efficace. Je lui ai donné le nom de « sonnette ». Est-ce que nos installations peuvent en fabriquer ?
Le chef de clan se renfrogna.
— N’insultez pas mes employés, Kotto. Même ces balourds de Terreux que nous détenons pourraient fabriquer des éléments aussi simples. En fait, je vais peut-être les mettre là-dessus. Ils ne se plaindront pas s’ils fabriquent des armes destinées à combattre les hydreux.
Kotto s’épanouit d’un large sourire.
— On devrait s’y mettre sans tarder, car on pourrait en avoir besoin n’importe quand. J’aimerais en distribuer à quiconque est aux prises avec les hydrogues. Pourquoi ne pas passer le mot à la Hanse, pour qu’elle…
La grimace de contrariété de Kellum s’accentua.
— Juste comme ça ? Après le sort que les Terreux ont fait subir à Rendez-Vous et à certaines de nos installations ? On leur livre la solution, et on espère qu’ils nous embrassent ?
— Je, euh… pensais que cela sauverait des vies. Ce n’est pas comme s’ils pouvaient un jour utiliser cette technologie contre nous.
— Sauvons des vies vagabondes. Oubliez la Grosse Dinde. (Les épaules de Kellum s’affaissèrent.) Je suppose que ma décision mettrait Zhett en fureur… Très bien, j’y repenserai la tête reposée. Mais je veux d’abord armer les clans. Nous avons nos priorités, bon sang.
— Et les Theroniens ? Ce sont nos amis, n’est-ce pas ? Logiquement, la prochaine attaque des hydreux les prendra pour cible. En fait, il est surprenant qu’ils n’y soient pas déjà retournés. Nous n’avons sans doute pas beaucoup de temps devant nous.
Kellum arpentait la pièce. Soudain, il s’en prit aux techniciens qui écoutaient discrètement.
— Qu’est-ce que vous regardez ? Est-ce que je dois vous trouver quelque chose à faire ?
Les employés filèrent à leur poste sans demander leur reste.
L’administrateur se tourna vers Kotto.
— Je suppose que l’on peut vous fournir vos… comment dites-vous ? vos sonnettes aussitôt que possible. Nous savons que Theroc est la plus vulnérable, et les hydreux ont l’air engagés dans une vendetta contre cette planète.
— Mon appareil est assez simple pour être utilisé par des Theroniens, déclara Kotto d’un ton jovial. Il ne me faudra pas plus d’un jour ou deux pour envoyer un premier lot de sonnettes.
— À condition de se mettre au boulot, maugréa Del Kellum.
Kotto sourit à GU et KR, comme si les deux compers pouvaient partager sa joie.
— Inutile de rester là à sourire comme un idiot, dit le chef de clan en le poussant du coude. Laissez votre vieille épave là où elle se trouve. Elle peut attendre. Fabriquez vos sonnettes, et livrez-les sur Theroc.