21
RLINDA KETT
Après une semaine de voyage, les rescapés de Crenna abordèrent le système solaire de Relleker, situé non loin de là. Rlinda constatait avec plaisir que leur moral était bon, malgré les épreuves qu’ils avaient traversées.
En premier lieu, les hydrogues avaient étouffé les feux de leur soleil, au terme d’une bataille contre les faeros. Ensuite, leur planète avait gelé – les mers, les continents, jusqu’à l’atmosphère elle-même. Puis les deux vaisseaux sur lesquels ils fuyaient avaient été menacés par des orbes de guerre en maraude.
Mais les centaines de colons avaient survécu, et c’était soulagés et heureux qu’ils arrivaient enfin en lieu sûr. Rlinda était ravie d’avoir pu se rendre utile.
— Le gouverneur Pekar ne va sans doute pas nous accueillir à bras ouverts, fit remarquer Davlin, assis au côté de Rlinda dans le cockpit du Curiosité Avide.
— Bah, quelle râleuse… D’après ce que j’ai vu, elle n’est accueillante pour personne. Mais elle n’aura pas le choix quand nous frapperons à sa porte, pas vrai ? (Un sourire malicieux plissa ses lèvres lorsqu’elle imagina le visage austère du gouverneur se troubler.) Qui sait ? Peut-être qu’elle se sentira coupable de t’avoir repoussé, la première fois.
Un second vaisseau, le Foi Aveugle, naviguait à leur côté. À son bord se trouvaient tant de réfugiés que ceux-ci se tenaient dans les coursives et les soutes ou dormaient, serrés comme des sardines, sur la moindre parcelle de sol disponible. Mais la chaleur de la promiscuité ne les gênait pas outre mesure, depuis qu’ils avaient vu leur planète transformée en glaçon.
Rlinda effectua quelques réglages sur le tableau de bord.
— Mon vaisseau se traîne comme une vache malade. Je ne crois pas qu’il ait été un jour aussi bondé… non pas que j’aie eu récemment la chance d’avoir eu assez de marchandises pour remplir mes soutes.
— J’espère que cela vous apportera beaucoup de clients, dit Davlin. Votre geste entrera dans la légende, capitaine Kett. Je préfère que ce soit vous qui en tiriez bénéfice, et que mon nom reste dans l’ombre.
— Qui vous dit que j’ai envie de supporter seule l’adulation des foules en délire ? Vous êtes un héros, Davlin.
— Je suis spécialisé dans les enquêtes discrètes. La publicité nuirait à ma tâche.
Rlinda garda le sourire. Si l’espion manifestait de l’embarras vis-à-vis de la gratitude des Crenniens à son égard, la jeune femme pensait néanmoins qu’il n’y restait pas insensible. Pour l’avoir vu se promener au milieu de ses compagnons, elle savait à quel point ils comptaient pour lui. Et sa réserve n’était qu’une façade soigneusement entretenue.
Aux commandes d’un petit vaisseau, Davlin avait atteint Relleker, presque à court de carburant. Là, il avait tenté de convaincre le gouverneur Pekar d’envoyer des secours. En vain, malgré ses suppliques. Seuls Rlinda et Branson « BeBob » Roberts étaient venus à son aide.
Les autorités de Relleker accueillirent sans grand enthousiasme les deux vaisseaux en approche de l’astroport. Un contrôleur aérien insista d’un ton affolé pour qu’ils remplissent des formulaires et attendent le feu vert, au vu de « la masse indéterminée d’immigrants » qu’ils transportaient. Rlinda l’ignora, coupant l’émission par un : « Merci pour votre aide, nous nous voyons dans quelques minutes. »
Le gouverneur Jane Pekar, accompagnée d’un cénacle de secrétaires et autres fonctionnaires, se précipita vers la piste d’atterrissage. Rlinda émergea du Curiosité Avide, les bras levés comme si on les avait accueillis en fanfare. Elle ouvrit les soutes et une vague de réfugiés sortit d’un pas hésitant. Ils avalèrent l’air à grandes goulées, puis levèrent les yeux vers le soleil, comme pour se rassurer. Ils s’étreignirent et se tapèrent dans le dos, certains se mirent à danser sur le tarmac…
La stupeur saisit Rlinda lorsqu’elle se rendit compte de la foule qu’avait abritée son vaisseau. Ils avaient embarqué par petits groupes, et à présent ils formaient une véritable marée humaine. C’était impressionnant.
Jane Pekar marcha droit sur elle.
— Vous ne pouvez pas amener tous ces gens ici, capitaine Kett. Nous ne possédons ni les installations ni les ressources pour un tel afflux de population. Notre colonie est elle-même à la limite de la survie…
Davlin surgit au côté de Rlinda.
— Vous ferez votre possible, gouverneur, lança-t-il avec un regard glacial. C’est une obligation humanitaire, comme spécifié dans la Charte de la Hanse, que votre colonie a signée.
Jane Pekar avait la cinquantaine, mais ses efforts pour se rajeunir avaient produit l’effet inverse. Son hâle profond et ses cheveux décolorés semblaient trop parfaits pour être naturels. Ses yeux étaient d’un bleu saphir – des lentilles cosmétiques ? – et la moue sur ses lèvres semblait avoir été sculptée par une lame émoussée. Elle regardait avec désarroi grossir le flot de réfugiés.
BeBob émergea fièrement du Foi Aveugle, rejoignit Rlinda et passa un bras autour de ses épaules. Son ex-mari préféré paraissait un peu plus maigre que d’habitude, mais sa vigueur demeurait intacte. Elle l’étreignit avec tant de force qu’elle faillit lui faire perdre l’équilibre.
— Ouah ! je croyais ne plus jamais respirer de l’air frais, dit-il. Ça commençait à devenir fétide à bord. Je suppose que nous ne pouvions pas nous attendre à mieux de la part de cette populace… (Il jeta un coup d’œil au gouverneur et à sa cohorte d’assistants.) Hum, est-ce que vous pourriez installer des douches pour tout le monde ? J’aurais moi-même bien besoin de me rincer.
— Ça, c’est sûr, grimaça Rlinda, avant de se tourner vers Pekar. Considérant vos difficultés, il n’est pas nécessaire d’organiser une fête en notre honneur, gouverneur. Mais un bon repas chaud ne serait pas de trop.
Pekar considéra les réfugiés avec une colère impuissante. Il en arrivait toujours plus : quatre hommes et femmes hilares émergeaient du Foi Aveugle.
— Nous vous fournirons quelques équipements, grommela-t-elle. Je vous laisse une heure pour vous dégourdir les jambes et vous installer sur cet astroport. (Sa voix se durcit.) Ensuite, je veux vous voir tous les trois dans mon bureau, afin de discuter de la façon dont vous emmènerez ces gens jusqu’à une planète capable de les prendre en charge.
Rlinda avait déjà une dent contre le gouverneur, et elle n’était guère en passe de se résorber.
Presque un mois auparavant, BeBob et elle avaient fait halte sur l’ancienne planète de loisirs, alors qu’ils transportaient de l’équipement minier aux colonies des mondes klikiss. En entendant les appels au secours de Davlin, ils avaient déchargé les machines onéreuses afin de faire de la place aux réfugiés.
Avant leur départ vers Crenna, le gouverneur, outré, leur avait adressé une facture exorbitante pour « entreposage inopportun ». Rlinda avait refusé de payer. Pekar avait saisi l’équipement, bien qu’il ne serve à rien sur Relleker. En représailles, Rlinda avait annoncé qu’elle ne livrerait plus de provisions jusqu’à ce que les biens à destination des colons lui soient rendus. Un affrontement aussi irritant qu’inutile.
À présent, ils faisaient le pied de grue dans la salle d’attente du gouverneur, dans une sorte d’épreuve de force idiote. Davlin s’était absenté en promettant de revenir à temps pour la réunion, mais il était en retard… tout comme le gouverneur.
— On aurait pu croire qu’elle serait plus compréhensive, maugréa Rlinda. Crenna est le plus proche système de Relleker. Les hydrogues auraient pu tout aussi bien frapper ici. Si les orbes de guerre mènent une campagne, qui sait où ils iront la prochaine fois ?
BeBob se trémoussa sur son siège.
— Il y a tellement de colonies qui dépendent de la régularité de nos voyages… Secourir les Crenniens nous a déjà mis en retard. Il me faut l’équipement saisi par Pekar.
— Bientôt elle se rendra compte qu’il vaudra mieux pour elle que tu le récupères, répondit Rlinda. Une journée devrait suffire à les recharger en soute.
Comme s’il avait choisi la minute exacte, Davlin franchit la porte à l’instant même où Pekar les appelait dans son bureau. Pour quelque raison inconnue, celle-ci avait changé de vêtements. Deux assistants siégeaient à ses côtés, prenant chacun des notes.
— La Charte hanséatique est claire sur le devoir d’assistance, admit-elle d’emblée. Cependant, laissez-moi être franche : ces gens ne peuvent pas rester ici. Nous n’avons pas de quoi subvenir aux besoins d’un tel accroissement de population. Il faut les emmener ailleurs.
— Voilà qui nous enchanterait, fit Rlinda avec un large sourire. Et je suis sûre qu’une fois que les Crenniens auront appris à vous connaître, ils seront eux aussi contents de partir. La question est de savoir comment.
Le gouverneur lui jeta un regard mauvais.
— C’est vous qui les avez amenés. Pourquoi ne pas les rembarquer ?
— Hors de question ! bafouilla BeBob. Voyager avec une telle surcharge nous a fait courir beaucoup de risques – mais il s’agissait d’une urgence. Je ne voudrais pas retenter l’expérience. En outre, j’ai des marchandises vitales à livrer à d’autres colonies, et ce sera impossible avec une pleine cargaison de passagers. Ces colonies se trouvent dans une situation pire que la vôtre, m’dame. (Il fit un geste du menton, comme pour souligner le confort dans lequel baignait Relleker.) Si je ne repars pas bientôt, des gens mourront. Désolé si cela vous dérange.
La planète dévolue aux touristes fortunés dépendait totalement de l’extérieur en matière d’approvisionnement. Avant l’embargo de carburant interstellaire imposé par les hydrogues, elle ne s’était jamais efforcée de devenir autosuffisante. Aujourd’hui, ses habitants ignoraient comment subvenir à leurs propres besoins.
— Je suggère de les ramener sur Terre, dit Davlin d’une voix tranquille. Je peux en parler avec le président de la Hanse, et nous parviendrons bien à trouver une solution. Je prendrai également soin de l’aviser des réticences des autorités de Relleker.
Rlinda s’accouda au bureau du gouverneur.
— Le Curiosité Avide peut supporter sans danger environ un tiers des colons, à vitesse réduite. Le Foi Aveugle, un peu moins. Ça va retarder…
— Inutile, coupa Davlin. Relleker dispose d’un vaisseau qui convient tout à fait à la situation. (Ses yeux marron se posèrent sur Pekar, et Rlinda put voir la colère de celle-ci voler en éclats.) J’ai infiltré votre réseau d’ordinateurs, gouverneur. Lorsque j’ai demandé un vaisseau de secours il y a quelques semaines, vous avez menti en affirmant que Relleker n’en possédait aucun qui soit disponible. En fait, vous disposez d’un vaisseau de transport capable de se rendre sur Terre. Il aurait pu sans aucun doute faire l’aller-retour entre ici et Crenna. (Dans le silence tendu, ses doigts craquèrent bruyamment.) Vous m’avez refusé ce vaisseau, alors que vous saviez que la survie d’une colonie en dépendait.
Pekar remua sur son siège, mal à l’aise. Rlinda vit que son bronzage artificiel ne parvenait pas à masquer la honte qui empourprait son visage.
— Monsieur Lotze, pénétrer illégalement dans nos ordinateurs est passible d’une lourde amende.
BeBob se leva en titubant.
— Bon sang ! Tout ce temps, vous aviez un vaisseau de transport ?
— Il est vital pour nos affaires.
— À présent, il l’est pour les nôtres, rétorqua Davlin d’un ton qui ne souffrait aucune discussion. Je le réquisitionne au nom du président Wenceslas. Il ne transportera pas tous les colons, mais au moins ceux que le capitaine Kett ne pourra pas prendre. Cela permettra au capitaine Roberts de poursuivre ses livraisons afin d’aider les autres colonies. Je crois que vous avez placé en dépôt l’équipement minier qu’il devait livrer. Vous le ferez charger dans son vaisseau aussitôt que possible.
— Je ne puis l’autoriser, dit le gouverneur.
— Je ne requiers pas votre autorisation. Vous pouvez toujours adresser une plainte à la Ligue Hanséatique terrienne, mais je prends ce vaisseau.
Pekar darda un regard rageur sur les trois visiteurs comme un missile pointant sa cible. Davlin l’impressionnait. Rlinda ignorait si le gouverneur connaissait l’étendue réelle de ses relations. Le gouverneur capitula dans un soupir.
— Si c’est le prix à payer pour me débarrasser de ces gens, qu’il en soit ainsi. Il y va de notre intérêt à long terme. Mais je compte sur vous pour nous rendre le vaisseau, monsieur Lotze.
Davlin se leva, l’air satisfait.
— Une fois que nous en aurons fini. Je m’en vais de ce pas le préparer, et vérifier qu’il peut abriter les deux tiers des réfugiés. Ce sera un plaisir pour moi que de partir au plus tôt.
Rlinda posa la main sur l’épaule de BeBob.
— Je reste ici un jour de plus pour aider le capitaine Roberts à charger le Foi Aveugle, et aérer le Curiosité. Ensuite, nous nous en irons.