38

TASIA TAMBLYN

Durant son séjour de trois jours sur Llaro, Tasia consacra ses quartiers libres nocturnes à déambuler dans le labyrinthe de tentes et de cabanes des Vagabonds. Son uniforme provoquait la suspicion, et beaucoup de détenus ne lui répondaient qu’avec parcimonie ; d’autres cependant considéraient qu’elle était la seule à pouvoir les défendre. Néanmoins, Tasia se sentait mal à l’aise – ici comme partout.

Elle avait posé des questions, obtenu quelques noms et décidé de converser en privé avec Roberto Clarin, l’ancien administrateur du Dépôt du Cyclone. Comme il avait effectué du bon travail là-bas et était l’un des premiers arrivés au camp, il semblait occuper le rôle de chef. Peut-être l’aiderait-il.

Clarin marchait à côté d’elle et d’EA, se baissant sous les bannières qui pendaient sur leur passage et saluant de la main les hommes couverts de poussière qui revenaient des champs. Cet individu ventru avait son franc-parler mais ne nourrissait ni préjugé ni aigreur à son encontre.

— De nombreux Vagabonds n’auraient jamais accepté le choix que tu as fait, jeune fille. Et ton propre père aurait fait partie du lot.

Tasia serra les lèvres.

— C’est probable. Mais j’ai tâché de suivre mon Guide Lumineux.

— Et pourtant… tu es ici. (Clarin soupira.) Tu sais, cela fait du bien d’épancher mes frustrations sur quelqu’un qui porte l’uniforme des FTD. Non pas que j’espère changer quoi que ce soit à la situation.

— J’écoute, dit Tasia, bien que j’ignore ce que je pourrai faire. Mes racines ne plaident pas en ma faveur du côté de ma hiérarchie, mais je suis un officier, et je peux faire accélérer la bureaucratie. Peut-être.

— Pourquoi ne pas essayer… Les Terreux en faction ici n’ont même pas l’air de savoir parler le Commercial Standard. J’ai formulé des demandes raisonnables, pour le bien de toute cette fichue colonie. Crois-tu qu’ils m’aient répondu ? Peut-être que toi ils t’écouteront, si tu transmets nos réclamations.

— Je le ferai, répondit Tasia, avant de lui adresser un sourire teinté d’amertume. Je dois cependant vous prévenir qu’il y a longtemps que mes supérieurs ne tiennent plus compte de mon avis. En fait, ils m’ont mise au rancart. Je n’ai appris les opérations anti-Vagabonds qu’après coup, lorsqu’ils se congratulaient tous les uns les autres.

Clarin tourna vers elle un visage rempli de frustration.

— Que veulent-ils en vérité ? Explique-moi. Ils nous jettent sur cette planète, sans explication ni exigence. C’est comme s’ils nous utilisaient rien que pour édifier une de leurs colonies. Bien sûr, on travaillera bien mieux que ces amateurs. Ah ! voilà bien la prison la plus étrange que j’aie jamais vue. (Il la regarda avec intensité.) Nous n’avons fait aucun mal, Tamblyn. Va-t-on nous poursuivre pour un crime quelconque ? Ou nous détient-on comme cela, sans raison ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. Et je ne suis pas certaine que les Terreux le sachent eux-mêmes. Ils veulent vous tenir à l’écart un moment, là où vous ne causerez pas de problème. Peut-être qu’ils vous utiliseront comme monnaie d’échange, s’ils trouvent un clan ou l’Oratrice avec qui négocier.

— Ou peut-être veulent-ils seulement que l’on construise leur colonie à leur place, maugréa Clarin avec un regard vers les opérations en cours – les constructions, les stations de pompage, les génératrices solaires. On n’arrête pas de se disputer avec leurs ingénieurs militaires. Ils veulent tout faire dans les règles, avec l’inefficacité que cela implique… On a de meilleures idées, mais ils ne nous laissent pas les mener à bien.

Tasia songea à la technologie grossière que l’armée utilisait toujours et que les Vagabonds avaient améliorée voilà des générations.

— Ils ont d’autres règles que les nôtres.

— Et qu’est-ce que ça peut me faire ? lâcha Clarin, avant de poursuivre. J’ai décidé de croire qu’on ne restera pas longtemps ici. La Grosse Dinde peut bien monter sa colonie. Quand elle tombera en morceaux, ils invoqueront un sabotage de notre part.

Tasia se mordit la lèvre inférieure. Elle était soulagée de pouvoir parler à quelqu’un de son peuple.

— Mais les clans vont tout de même devoir trouver d’autres endroits où vivre. Pourquoi ne pas vous installer ici et réclamer Llaro, si vous l’avez mérité ?

Clarin se renfrogna.

— Sitôt qu’on l’aura transformé en un monde accueillant, la Grosse Dinde s’en emparera. Les Vagabonds, c’est bon pour survivre dans des endroits miteux. Ah ! qu’est-ce qu’ils croient, que cette planète est un défi pour nous ?

Ils arpentaient le périmètre du camp, dans le crépuscule qui tombait. Finalement, Tasia trouva le courage de s’enquérir de Jess, de ses oncles et de ses amis. Clarin n’avait que peu d’informations à leur sujet, mais il lui raconta les brèves fiançailles de Cesca Peroni avec Reynald, récemment tué dans l’attaque de Theroc. Tasia connaissait les sentiments de Jess pour l’Oratrice… ou du moins ceux qu’il avait nourris, des années auparavant. Si ses oncles dirigeaient aujourd’hui les puits de Plumas, cela indiquait que Jess était parti. Quelque part.

Comme ils atteignaient le bord du camp, Tasia, EA et Clarin tombèrent sur une altercation entre des gardes et un groupe d’enfants. Un comper modèle Institutrice s’interposait entre les soldats et ses petits protégés.

— Veuillez ne pas vous adresser à mes enfants de cette manière.

Cette voix de maîtresse d’école dévouée ne pouvait appartenir qu’à UR, songea Tasia, qui avait eu affaire à elle lorsqu’elle était petite fille sur Rendez-Vous.

— Ces gamins sont turbulents et dangereux, lança l’un des soldats. Pour leur propre sécurité, nous devons les tenir loin des chantiers.

— Je garantis leur sécurité, répondit UR. Ce n’est pas votre rôle.

— Écoute, comper, c’est nous qui décidons de ce qui relève ou pas de notre rôle.

— Ces enfants sont sous ma responsabilité. Veuillez ne pas vous en approcher. Veuillez ne pas leur donner d’ordres, ni même vous adresser à eux.

Tasia s’avança en refoulant un rire. Ces Terreux qui se prenaient pour des baby-sitters lui étaient inférieurs en grade. Elle se rappela ses leçons avec UR – et l’Institutrice était plus sévère et éminemment sensée que jamais.

— Qu’y a-t-il, sergent ?

Les gardes levèrent les yeux vers elle, mais dans la pénombre du soir ils ne pouvaient deviner ses origines. En apercevant son insigne, ils manifestèrent leur satisfaction, et elle dut se retenir de les frapper.

— Ce petit comper a la bouche un peu trop grande pour sa caboche en fer, commandant.

— Ce petit comper comprend mieux que vous où est sa place, sergent ! Par ordre du général Lanyan, il faut se mêler le moins possible des affaires des Vagabonds. Ce qui veut dire : un minimum de harcèlement. Laissez-les faire ce qu’ils entendent.

— Mais, commandant, il fait noir là-dehors. Ces gamins ne devraient pas être au lit ? Les prisonniers ne peuvent pas…

— Ce modèle d’Institutrice prend soin des enfants. Elle leur fait la classe et veille à leur bien-être. Leurs parents lui ont confié leurs fils et leurs filles lorsque Rendez-Vous a été détruit. Elle réagit comme il le faut à des situations variées. D’autre part, si vous et vos hommes n’avez rien de mieux à faire, je suis sûre que je peux vous trouver des rigoles à creuser. Ou une inspection des fosses septiques, peut-être ?

Les soldats filèrent sitôt congédiés, en échangeant à voix basse des commentaires à la limite de l’insubordination.

Roberto Clarin gloussa. Le visage lisse d’UR pivota, et ses yeux semblèrent s’éclairer en reconnaissant la jeune femme.

— Mes cours sur la courtoisie et la fraternité semblent avoir porté leurs fruits, Tasia Tamblyn.

— Je n’étais sans doute pas la meilleure élève, mais il m’en est resté quelques bribes.

L’Institutrice regarda EA, qui se tenait raide comme une statue.

— Est-ce ton Confident ? Quelque chose a changé en lui.

Tasia avala sa salive.

— EA exécutait pour moi une tâche mineure lorsqu’il a eu un accident. Sa mémoire a été effacée. J’espère pouvoir la lui restituer. Je lui ai raconté les histoires dont je pouvais me souvenir, mais je préférerais des données authentiques. Les cybernéticiens de la Hanse ont étudié son cas, et j’ai procédé à tous les diagnostics imaginables, mais sans effet. Aurais-tu une suggestion, n’importe laquelle ?

Les capteurs optiques d’UR clignotèrent, comme l’Institutrice s’interfaçait avec l’autre comper. Il fallut un long moment pour que le scan soit achevé.

— Le centre mémoriel d’EA est une ardoise vide. Il y a peu de chances qu’il retrouve jamais son passé. (Une pause, puis :) Il m’est possible de partager des moments de ma propre expérience, à l’époque où j’étais ton Institutrice. Cela lui offrira un autre point de vue.

— Ce ne serait pas la même chose, maugréa Tasia.

Elle s’était montrée trop optimiste en plaçant ainsi ses espoirs sur un comper vagabond. Elle regarda EA, qui lui semblait à présent trop placide, dépourvu de la moindre initiative. Auparavant, ce comper… son ami… avait toujours été prompt à lui offrir ses conseils.

— Laisse-moi y réfléchir, UR, dit-elle d’une voix douce. Mais je crois qu’à présent, le plus important pour nous est de créer de nouveaux souvenirs.

Soleils éclatés
cover.xhtml
title.xhtml
qe.xhtml
chapter.xhtml
chapter1.xhtml
chapter2.xhtml
chapter3.xhtml
chapter4.xhtml
chapter5.xhtml
chapter6.xhtml
chapter7.xhtml
chapter8.xhtml
chapter9.xhtml
chapter10.xhtml
chapter11.xhtml
chapter12.xhtml
chapter13.xhtml
chapter14.xhtml
chapter15.xhtml
chapter16.xhtml
chapter17.xhtml
chapter18.xhtml
chapter19.xhtml
chapter20.xhtml
chapter21.xhtml
chapter22.xhtml
chapter23.xhtml
chapter24.xhtml
chapter25.xhtml
chapter26.xhtml
chapter27.xhtml
chapter28.xhtml
chapter29.xhtml
chapter30.xhtml
chapter31.xhtml
chapter32.xhtml
chapter33.xhtml
chapter34.xhtml
chapter35.xhtml
chapter36.xhtml
chapter37.xhtml
chapter38.xhtml
chapter39.xhtml
chapter40.xhtml
chapter41.xhtml
chapter42.xhtml
chapter43.xhtml
chapter44.xhtml
chapter45.xhtml
chapter46.xhtml
chapter47.xhtml
chapter48.xhtml
chapter49.xhtml
chapter50.xhtml
chapter51.xhtml
chapter52.xhtml
chapter53.xhtml
chapter54.xhtml
chapter55.xhtml
chapter56.xhtml
chapter57.xhtml
chapter58.xhtml
chapter59.xhtml
chapter60.xhtml
chapter61.xhtml
chapter62.xhtml
chapter63.xhtml
chapter64.xhtml
chapter65.xhtml
chapter66.xhtml
chapter67.xhtml
chapter68.xhtml
chapter69.xhtml
chapter70.xhtml
chapter71.xhtml
chapter72.xhtml
chapter73.xhtml
chapter74.xhtml
chapter75.xhtml
chapter76.xhtml
chapter77.xhtml
chapter78.xhtml
chapter79.xhtml
chapter80.xhtml
chapter81.xhtml
chapter82.xhtml
chapter83.xhtml
chapter84.xhtml
chapter85.xhtml
chapter86.xhtml
chapter87.xhtml
chapter88.xhtml
chapter89.xhtml
chapter90.xhtml
chapter91.xhtml
chapter92.xhtml
chapter93.xhtml
chapter94.xhtml
chapter95.xhtml
chapter96.xhtml
chapter97.xhtml
chapter98.xhtml
chapter99.xhtml
chapter100.xhtml
chapter101.xhtml
chapter102.xhtml
chapter103.xhtml
chapter104.xhtml
chapter105.xhtml
chapter106.xhtml
chapter107.xhtml
chapter108.xhtml
chapter109.xhtml
chapter110.xhtml
chapter111.xhtml
chapter112.xhtml
chapter113.xhtml
chapter114.xhtml
chapter115.xhtml
chapter116.xhtml
chapter117.xhtml
chapter118.xhtml
chapter119.xhtml
chapter120.xhtml
chapter121.xhtml
chapter122.xhtml
chapter123.xhtml
chapter124.xhtml
chapter125.xhtml
chapter126.xhtml
chapter127.xhtml
chapter128.xhtml
chapter129.xhtml
chapter130.xhtml
chapter131.xhtml
chapter132.xhtml
chapter133.xhtml
chapter134.xhtml
chapter135.xhtml
chapter136.xhtml
ba.xhtml
qo.xhtml
re.xhtml
qi.xhtml
copyright.xhtml
back.xhtml