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TASIA TAMBLYN
Durant son séjour de trois jours sur Llaro, Tasia consacra ses quartiers libres nocturnes à déambuler dans le labyrinthe de tentes et de cabanes des Vagabonds. Son uniforme provoquait la suspicion, et beaucoup de détenus ne lui répondaient qu’avec parcimonie ; d’autres cependant considéraient qu’elle était la seule à pouvoir les défendre. Néanmoins, Tasia se sentait mal à l’aise – ici comme partout.
Elle avait posé des questions, obtenu quelques noms et décidé de converser en privé avec Roberto Clarin, l’ancien administrateur du Dépôt du Cyclone. Comme il avait effectué du bon travail là-bas et était l’un des premiers arrivés au camp, il semblait occuper le rôle de chef. Peut-être l’aiderait-il.
Clarin marchait à côté d’elle et d’EA, se baissant sous les bannières qui pendaient sur leur passage et saluant de la main les hommes couverts de poussière qui revenaient des champs. Cet individu ventru avait son franc-parler mais ne nourrissait ni préjugé ni aigreur à son encontre.
— De nombreux Vagabonds n’auraient jamais accepté le choix que tu as fait, jeune fille. Et ton propre père aurait fait partie du lot.
Tasia serra les lèvres.
— C’est probable. Mais j’ai tâché de suivre mon Guide Lumineux.
— Et pourtant… tu es ici. (Clarin soupira.) Tu sais, cela fait du bien d’épancher mes frustrations sur quelqu’un qui porte l’uniforme des FTD. Non pas que j’espère changer quoi que ce soit à la situation.
— J’écoute, dit Tasia, bien que j’ignore ce que je pourrai faire. Mes racines ne plaident pas en ma faveur du côté de ma hiérarchie, mais je suis un officier, et je peux faire accélérer la bureaucratie. Peut-être.
— Pourquoi ne pas essayer… Les Terreux en faction ici n’ont même pas l’air de savoir parler le Commercial Standard. J’ai formulé des demandes raisonnables, pour le bien de toute cette fichue colonie. Crois-tu qu’ils m’aient répondu ? Peut-être que toi ils t’écouteront, si tu transmets nos réclamations.
— Je le ferai, répondit Tasia, avant de lui adresser un sourire teinté d’amertume. Je dois cependant vous prévenir qu’il y a longtemps que mes supérieurs ne tiennent plus compte de mon avis. En fait, ils m’ont mise au rancart. Je n’ai appris les opérations anti-Vagabonds qu’après coup, lorsqu’ils se congratulaient tous les uns les autres.
Clarin tourna vers elle un visage rempli de frustration.
— Que veulent-ils en vérité ? Explique-moi. Ils nous jettent sur cette planète, sans explication ni exigence. C’est comme s’ils nous utilisaient rien que pour édifier une de leurs colonies. Bien sûr, on travaillera bien mieux que ces amateurs. Ah ! voilà bien la prison la plus étrange que j’aie jamais vue. (Il la regarda avec intensité.) Nous n’avons fait aucun mal, Tamblyn. Va-t-on nous poursuivre pour un crime quelconque ? Ou nous détient-on comme cela, sans raison ?
— Honnêtement, je n’en sais rien. Et je ne suis pas certaine que les Terreux le sachent eux-mêmes. Ils veulent vous tenir à l’écart un moment, là où vous ne causerez pas de problème. Peut-être qu’ils vous utiliseront comme monnaie d’échange, s’ils trouvent un clan ou l’Oratrice avec qui négocier.
— Ou peut-être veulent-ils seulement que l’on construise leur colonie à leur place, maugréa Clarin avec un regard vers les opérations en cours – les constructions, les stations de pompage, les génératrices solaires. On n’arrête pas de se disputer avec leurs ingénieurs militaires. Ils veulent tout faire dans les règles, avec l’inefficacité que cela implique… On a de meilleures idées, mais ils ne nous laissent pas les mener à bien.
Tasia songea à la technologie grossière que l’armée utilisait toujours et que les Vagabonds avaient améliorée voilà des générations.
— Ils ont d’autres règles que les nôtres.
— Et qu’est-ce que ça peut me faire ? lâcha Clarin, avant de poursuivre. J’ai décidé de croire qu’on ne restera pas longtemps ici. La Grosse Dinde peut bien monter sa colonie. Quand elle tombera en morceaux, ils invoqueront un sabotage de notre part.
Tasia se mordit la lèvre inférieure. Elle était soulagée de pouvoir parler à quelqu’un de son peuple.
— Mais les clans vont tout de même devoir trouver d’autres endroits où vivre. Pourquoi ne pas vous installer ici et réclamer Llaro, si vous l’avez mérité ?
Clarin se renfrogna.
— Sitôt qu’on l’aura transformé en un monde accueillant, la Grosse Dinde s’en emparera. Les Vagabonds, c’est bon pour survivre dans des endroits miteux. Ah ! qu’est-ce qu’ils croient, que cette planète est un défi pour nous ?
Ils arpentaient le périmètre du camp, dans le crépuscule qui tombait. Finalement, Tasia trouva le courage de s’enquérir de Jess, de ses oncles et de ses amis. Clarin n’avait que peu d’informations à leur sujet, mais il lui raconta les brèves fiançailles de Cesca Peroni avec Reynald, récemment tué dans l’attaque de Theroc. Tasia connaissait les sentiments de Jess pour l’Oratrice… ou du moins ceux qu’il avait nourris, des années auparavant. Si ses oncles dirigeaient aujourd’hui les puits de Plumas, cela indiquait que Jess était parti. Quelque part.
Comme ils atteignaient le bord du camp, Tasia, EA et Clarin tombèrent sur une altercation entre des gardes et un groupe d’enfants. Un comper modèle Institutrice s’interposait entre les soldats et ses petits protégés.
— Veuillez ne pas vous adresser à mes enfants de cette manière.
Cette voix de maîtresse d’école dévouée ne pouvait appartenir qu’à UR, songea Tasia, qui avait eu affaire à elle lorsqu’elle était petite fille sur Rendez-Vous.
— Ces gamins sont turbulents et dangereux, lança l’un des soldats. Pour leur propre sécurité, nous devons les tenir loin des chantiers.
— Je garantis leur sécurité, répondit UR. Ce n’est pas votre rôle.
— Écoute, comper, c’est nous qui décidons de ce qui relève ou pas de notre rôle.
— Ces enfants sont sous ma responsabilité. Veuillez ne pas vous en approcher. Veuillez ne pas leur donner d’ordres, ni même vous adresser à eux.
Tasia s’avança en refoulant un rire. Ces Terreux qui se prenaient pour des baby-sitters lui étaient inférieurs en grade. Elle se rappela ses leçons avec UR – et l’Institutrice était plus sévère et éminemment sensée que jamais.
— Qu’y a-t-il, sergent ?
Les gardes levèrent les yeux vers elle, mais dans la pénombre du soir ils ne pouvaient deviner ses origines. En apercevant son insigne, ils manifestèrent leur satisfaction, et elle dut se retenir de les frapper.
— Ce petit comper a la bouche un peu trop grande pour sa caboche en fer, commandant.
— Ce petit comper comprend mieux que vous où est sa place, sergent ! Par ordre du général Lanyan, il faut se mêler le moins possible des affaires des Vagabonds. Ce qui veut dire : un minimum de harcèlement. Laissez-les faire ce qu’ils entendent.
— Mais, commandant, il fait noir là-dehors. Ces gamins ne devraient pas être au lit ? Les prisonniers ne peuvent pas…
— Ce modèle d’Institutrice prend soin des enfants. Elle leur fait la classe et veille à leur bien-être. Leurs parents lui ont confié leurs fils et leurs filles lorsque Rendez-Vous a été détruit. Elle réagit comme il le faut à des situations variées. D’autre part, si vous et vos hommes n’avez rien de mieux à faire, je suis sûre que je peux vous trouver des rigoles à creuser. Ou une inspection des fosses septiques, peut-être ?
Les soldats filèrent sitôt congédiés, en échangeant à voix basse des commentaires à la limite de l’insubordination.
Roberto Clarin gloussa. Le visage lisse d’UR pivota, et ses yeux semblèrent s’éclairer en reconnaissant la jeune femme.
— Mes cours sur la courtoisie et la fraternité semblent avoir porté leurs fruits, Tasia Tamblyn.
— Je n’étais sans doute pas la meilleure élève, mais il m’en est resté quelques bribes.
L’Institutrice regarda EA, qui se tenait raide comme une statue.
— Est-ce ton Confident ? Quelque chose a changé en lui.
Tasia avala sa salive.
— EA exécutait pour moi une tâche mineure lorsqu’il a eu un accident. Sa mémoire a été effacée. J’espère pouvoir la lui restituer. Je lui ai raconté les histoires dont je pouvais me souvenir, mais je préférerais des données authentiques. Les cybernéticiens de la Hanse ont étudié son cas, et j’ai procédé à tous les diagnostics imaginables, mais sans effet. Aurais-tu une suggestion, n’importe laquelle ?
Les capteurs optiques d’UR clignotèrent, comme l’Institutrice s’interfaçait avec l’autre comper. Il fallut un long moment pour que le scan soit achevé.
— Le centre mémoriel d’EA est une ardoise vide. Il y a peu de chances qu’il retrouve jamais son passé. (Une pause, puis :) Il m’est possible de partager des moments de ma propre expérience, à l’époque où j’étais ton Institutrice. Cela lui offrira un autre point de vue.
— Ce ne serait pas la même chose, maugréa Tasia.
Elle s’était montrée trop optimiste en plaçant ainsi ses espoirs sur un comper vagabond. Elle regarda EA, qui lui semblait à présent trop placide, dépourvu de la moindre initiative. Auparavant, ce comper… son ami… avait toujours été prompt à lui offrir ses conseils.
— Laisse-moi y réfléchir, UR, dit-elle d’une voix douce. Mais je crois qu’à présent, le plus important pour nous est de créer de nouveaux souvenirs.