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RLINDA KETT
Comme par hasard, les alarmes de la base lunaire se déclenchèrent avant même que le Curiosité Avide ait dégagé le cratère d’envol. En dessous, le Foi Aveugle en était encore à chauffer ses moteurs. Assis sur le siège de copilote, BeBob avait l’air malade, submergé par les événements. Il jetait des coups d’œil inquiets à son vaisseau.
— Mieux vaudrait ne pas traîner, dit Rlinda.
Négligeant la procédure habituelle de revérification des commandes, elle s’élança hors du champ gravifique lunaire. Elle frappa le tableau de bord du plat de la main, comme pour lui soutirer de la puissance supplémentaire. Sur le radar, des échos indiquaient des nuées de Rémoras en patrouille qui affluaient.
— Le Curiosité n’a jamais été conçu pour les batailles, dit-elle. Attache-toi.
— Qui a parlé de bataille ? demanda BeBob, puis sa voix se cassa. Et si on faisait d’abord en sorte qu’ils ne nous rattrapent pas ?
— Merci, je vais tâcher de garder cette idée à l’esprit.
Le commandant de l’escadron les appela, d’une voix semblable à des ongles crissant sur un tableau noir :
« Vous avez ordre de revenir sur la base lunaire.
— Mon vaisseau n’est pas militaire, monsieur. Vous n’êtes pas habilité à me donner des ordres. »
— Hum, leurs jazers leur confèrent peut-être une autorité provisoire…
— Silence, BeBob.
Elle ouvrit une fréquence générale, en audio seulement.
« Excusez-moi, mais on m’a dit de partir en termes très clairs. Soyez un peu cohérents.
— Nous pensons que vous transportez le capitaine Roberts, actuellement en fuite. Nous ne devons pas le laisser s’échapper. Revenez à la base, ou nous ouvrons le feu. »
Comme la Lune s’amenuisait derrière eux, le Foi Aveugle décolla enfin du cratère et accéléra au ras de la surface, tentant en vain de rester sous les balayages radars.
— Vas-y, Davlin, murmura Rlinda entre ses dents.
Les doigts noués ensemble, BeBob examina les écrans, puis le hublot de proue.
— À condition qu’il fasse attention à mon vaisseau, marmonna-t-il. Je ne crois pas que même une assurance tous risques couvre les dégâts subis à la suite d’un délit de fuite.
— Tu ferais mieux de relire ton contrat, BeBob. Mais pas maintenant, d’accord ?
— Je faisais juste un peu de prévoyance.
Voyant le second vaisseau surgir, l’escadron se divisa. Une moitié des chasseurs rapides foncèrent intercepter le Foi Aveugle.
« C’est le vaisseau de Roberts ! émit le commandant d’escadron. Le Curiosité Avide n’est qu’un leurre. »
— Apparemment, la notion d’appât dépasse leurs capacités d’imagination, dit Rlinda avec un large sourire.
— Ne te réjouis pas trop vite : la moitié d’entre eux nous talonne toujours.
— C’est mieux que les avoir tous à nos trousses. (Elle continua à zigzaguer, les projetant à droite et à gauche trop vite pour que les stabilisateurs compensent leurs écarts.) BeBob, indique-moi un itinéraire qui nous fasse sortir de ce système. Dans combien de temps peut-on activer les propulseurs interstellaires et clouer nos poursuivants sur place ?
— Hum… Ils nous auront eus avant.
Avant que les Rémoras aient pu l’intercepter, le Foi Aveugle bondit dans l’espace. Ses moteurs étaient en surcharge, et ses tuyères viraient au rouge sous la poussée excessive.
Une image du cockpit de BeBob apparut, pleine de parasites et déformée par l’énorme dépense d’énergie de l’accélération. Elle montrait le visage de Branson Roberts.
« Vous n’avez pas le droit de me poursuivre, disait le simulacre. J’ai été injustement condamné par un tribunal irrégulier. Vous traquez un innocent. »
— Eh ! comment Davlin a-t-il bidouillé ce truc aussi vite ? lança BeBob.
Rlinda sourit.
— Ça fait probablement partie de sa formation de spécialiste en indices cachés.
— Ma voix est vraiment aussi aiguë ?
Rlinda tourna ses gros yeux marron vers lui.
— Si tu te trouvais dans le Foi en ce moment, ta voix serait beaucoup plus aiguë.
BeBob retomba au fond de son siège.
Comme Davlin commençait à distancer ses poursuivants, deux Rémoras abandonnèrent la chasse du Curiosité Avide pour se joindre à celle du Foi Aveugle. Mais plusieurs intercepteurs convergeaient toujours sur le vaisseau de Rlinda. Ils ne possédaient pas autant de carburant que leur proie mais étaient beaucoup plus rapides. Ils l’auraient encerclée bien avant qu’elle parvienne à les semer.
Dans le cockpit, Rlinda et BeBob travaillaient de concert, telles deux pièces d’un instrument de précision. Comme au bon vieux temps.
Le Foi Aveugle envoya une nouvelle transmission, et l’avatar de BeBob parut plus désespéré qu’auparavant. Comme un homme capable de tout.
« Laissez Rlinda tranquille ! Elle n’a rien à voir avec moi. »
BeBob leva les yeux vers son amie.
— Est-ce qu’il croit vraiment que ça va marcher ?
L’espace d’un instant, elle plaça son menton entre ses mains.
— Davlin ne tablerait pas sur quelque chose d’aussi simpliste. La question est : qu’est-ce qu’il manigance ?
Ils assistèrent au drame de loin. Les Rémoras se rapprochaient du Foi Aveugle telle une meute de loups lorsque ce dernier les prit par surprise : il entama un looping à une vitesse capable de transformer un pilote en gelée, ou du moins de l’assommer. Toutefois, Davlin continua à piloter son vaisseau vers ses poursuivants. Il s’agissait d’un vol kamikaze, ou de ce qui voulait en donner l’apparence.
— Il joue au jeu de la poule mouillée avec mon vaisseau ! s’écria BeBob.
Les intercepteurs s’égaillèrent face au vaisseau qui fonçait sur eux. Ils ouvrirent le feu sur ses propulseurs, mais le Foi Aveugle volait trop vite et leurs tirs ne firent qu’érafler sa coque. Il accélérait sans cesse, dans un rugissement de moteurs portés au rouge.
Lancé sur sa trajectoire, le Foi Aveugle se jeta au cœur de la flottille, tel un fuseur hors de contrôle qui s’écrase dans un stade rempli de spectateurs. Des Rémoras s’écartèrent en hâte pour éviter la collision.
Puis, immédiatement après être passé au travers de la nuée d’intercepteurs, le Foi Aveugle explosa. L’enveloppe des moteurs éclata, et l’onde de choc des tuyères qui s’enflammaient disloqua le vaisseau. Les éclats s’épanouirent en un nuage sphérique, qui cribla les Rémoras à portée ; ceux-ci partirent en vrille et lancèrent des appels au secours.
Rlinda observait, partagée entre l’horreur et l’incrédulité.
— Davlin, qu’est-ce que tu as fait ?
— Mon vaisseau…, murmura BeBob en clignant ses yeux tristes dans sa direction.
S’efforçant de rester concentrée, Rlinda jeta un œil aux écrans tactiques.
— Grâce à l’explosion, nous avons doublé notre avance. Il est temps de profiter de cette diversion.
Elle avait le cœur gros mais avait peine à croire que Davlin se soit sacrifié pour les sauver. Cela ne lui ressemblait pas.
À présent, les Rémoras avaient fait demi-tour et quittaient l’orbite à toute vitesse. Avides d’en finir, les intercepteurs les plus proches reprirent la chasse.
— Quels mauvais perdants, marmonna BeBob, encore sous le choc.
— Plus que cinq minutes avant que la propulsion interstellaire nous emmène loin d’ici. Pour le moment, descends dans la soute. Il y a là-bas quelques dizaines de caisses et de réservoirs.
BeBob se rua hors du cockpit, sachant ce qu’elle avait en tête. Tandis que les secondes s’égrenaient et que les Rémoras se rapprochaient, Rlinda observa par les caméras de surveillance BeBob qui poussait les caisses, les palettes et les barils au milieu de la soute. Les moteurs du vaisseau étaient à deux doigts de la surcharge, mais elle n’avait pas l’intention de finir comme le Foi Aveugle.
— Ça suffit, BeBob. Je suis prête dans trente secondes. Ramène tes fesses.
BeBob apparut bientôt à l’entrée du cockpit. Il s’affala sur son siège et boucla ses sangles antichoc. Une rafale de jazers tirée au jugé manqua de peu la poupe.
— Vidage de la soute, annonça Rlinda.
Elle ouvrit les écoutilles sans avoir drainé l’atmosphère, de sorte que la décompression explosive dispersa les débris, provoquant un écran de fumée… ou plutôt un champ de mines, dans lequel s’engouffrèrent les Rémoras. Ceux-ci perdirent le contrôle, et l’un d’eux subit de sérieux dommages. Rlinda n’avait pas l’intention de tuer des soldats qui ne faisaient que leur boulot… mais la vie de BeBob était en jeu.
Pas question de rester dans les parages : elle alluma les propulseurs ildirans et bondit hors du système solaire, espérant conserver une longueur d’avance sur les hommes du général Lanyan.