51

CESCA PERONI

Derrière eux, de plus en plus de robots klikiss revenaient à la vie. Tandis qu’ils remontaient la galerie, Cesca et Purcell sentaient les murs trembler, à mesure que les machines noires s’extrayaient de leur tombeau de glace.

« Ils arrivent tous pour nous tuer ! cria l’administrateur par le transmetteur de sa combinaison. Il y en a combien, là-dedans ?

— Je n’ai pas regardé très loin. Une armée entière, peut-être. »

Sur la même fréquence retentissaient des sifflements, des claquements et autres parasites. Puis, les bips modulés d’un langage robotique.

« Mieux vaut observer le silence radio. Ils écoutent.

— Mais est-ce qu’ils nous comprennent ? demanda Purcell.

— Ils peuvent nous pister. »

Sa remarque suffit à stopper la discussion.

Leur brouteur stationnait au-dehors, sur une éminence qui surplombait l’entrée du tombeau. Il leur semblait si loin, avec les tunnels qui n’en finissaient pas… Cesca ne s’était pas rendu compte à quelle profondeur le pauvre Danvier les avait menés.

Enfin, elle distingua une bande noire pailletée d’étoiles. Les deux Vagabonds atteignirent l’entrée et jaillirent dans la nuit. Le véhicule bombé se trouvait au sommet de la colline, non loin de là.

Courir, même en gravité réduite, l’avait essoufflée. La jeune femme s’arrêta et se retourna. Loin derrière, les parois de glace renvoyaient la lueur écarlate des yeux des robots. Leurs ombres monstrueuses se déplaçaient : machines ovales cauchemardesques au crâne anguleux, aux capteurs optiques rougeoyants et aux bras multiples saillant comme autant d’armes… Malgré leur apparente lourdeur, la distance qui les séparait des fugitifs ne cessait de se réduire. Comment peuvent-elles se mouvoir si vite ?

Cesca et l’administrateur franchirent la côte en direction du véhicule trapu. Elle avait à peine eu le temps de pleurer la perte de Jhy Okiah, et voici qu’à présent deux autres Vagabonds venaient de se faire massacrer sous ses yeux. Malgré le choc, Cesca se reprit. Elle poussa Purcell en avant, tout en examinant succinctement les choix qui s’offraient à eux. D’abord, tous deux devaient s’échapper.

Ils atteignirent l’écoutille du sas à l’instant où le premier robot klikiss émergeait du tombeau. Les machines insectoïdes hésitèrent, balayant le terrain comme pour réveiller leurs souvenirs… ou chercher leurs proies. Plusieurs autres apparurent.

« Ils arrivent ! » lança Purcell, oubliant le silence radio.

Cesca se jeta sur l’écoutille extérieure et l’ouvrit. Le sas étant vide, la porte se déverrouilla presque aussitôt. Elle fit monter Purcell puis se glissa à son tour dans l’espace monoplace : pas le temps d’entrer en deux fois. Tous deux tenaient à peine. Avec ses gants, Cesca tapa sur les commandes du sas intérieur, afin de fermer l’écoutille et d’entamer le cycle d’entrée. Les voyants s’allumèrent les uns après les autres… beaucoup trop lentement, à mesure que la chambre se pressurisait, en pompant l’air de la cabine dans le sas. À son côté, Purcell émit un juron.

— On n’aurait eu qu’à ouvrir la porte, si on s’était contentés de voyager en combinaison !

Mais à ce moment-là, cela avait semblé un inconfort inutile pour un aussi long trajet.

Par le hublot de l’écoutille, Cesca aperçut quatre machines insectoïdes qui se tenaient à quelques centaines de mètres. Le morne paysage blanc semblait décolorer leur exosquelette, et elle se rendit compte que leur corps noir était éclaboussé de sang gelé. Elles entreprirent d’escalader la côte, en direction du brouteur.

— Allez ! grinça-t-elle entre ses dents, comme si le mécanisme du sas pouvait sentir l’urgence.

L’air affluait en bourrasque. Le sas était presque rempli à présent.

Engoncée dans ses gants malcommodes, Cesca court-circuita le système puis força la porte intérieure. Son casque accusa une infime poussée comme l’air qui s’engouffrait de la cabine les repoussait en arrière.

— Allez, Purcell, vous savez conduire ce machin mieux que moi, ordonna Cesca en retrouvant son équilibre. Sortez-nous de là !

L’homme s’encastra dans le siège de pilotage. D’une chiquenaude, Cesca alluma le générateur, pendant que son compagnon lançait le moteur et réglait le manche de direction. Le brouteur ronfla puis s’ébranla en bourdonnant. L’ingénieur fit faire demi-tour au véhicule.

En manipulant le rétroviseur, Cesca vit surgir les robots, effroyablement proches. L’un d’eux brandit des pinces articulées, qu’il abattit sur l’arrière. Le bruit sourd de l’impact se répercuta à travers la coque.

— Ils vont nous ouvrir comme une boîte de rations !

Trois autres robots convergeaient sur eux, martelant le sol.

Purcell augmenta les gaz. Les chenilles propulsèrent le véhicule en avant par-dessus le sommet de l’éminence, pour entamer la descente. Soudain, un fracas métallique résonna. Les robots essayaient de trouver une prise pour enfoncer la coque.

L’engin s’élança enfin, son moteur gémissant sous l’effort. Le tuyau d’échappement vomit un long jet de vapeur, qui recouvrit l’un des robots d’une épaisse couche de gel ; celui-ci lâcha prise. Les deux autres continuaient à attaquer, mais Purcell accéléra.

Cesca perçut un déchirement de métal… et soudain, le brouteur bondit, tel un taureau qui charge.

— On s’est dégagés !

— Oui, dit Purcell, mais qu’est-ce qu’on a perdu dans l’affaire ?

Le brouteur gagnait de la vitesse. Loin d’être rapide, il battait tout de même les robots klikiss, qui couraient sur leurs grappes de membres tronqués.

À l’intérieur de la cabine, Cesca fit glisser son casque, et dès qu’il en eut l’occasion Purcell l’imita. La jeune femme remarqua la sueur qui s’écoulait sur son visage allongé.

Le rétroviseur montra les robots, qui s’arrêtaient en groupe. L’un d’eux tenait une plaque d’isolation, arrachée de l’arrière du brouteur. Les machines klikiss l’inspectèrent comme des chasseurs une pièce de gibier.

— Qu’ont-ils détaché, Purcell ?

Courbé sur le manche de direction, l’administrateur conduisait en ligne droite. Il jeta un coup d’œil oblique, l’espace d’une seconde, puis se figea.

— Oh, non… Il s’agit du revêtement du moteur. Cela protège les pièces mobiles du froid intense. Kotto l’a conçu lui-même.

La panique, de nouveau, éraillait sa voix fluette.

— Peut-on revenir à la base ? questionna Cesca.

— Vous plaisantez ? répondit-il, les yeux saillant sous ses épais sourcils. Il y a presque une journée de voyage dans de bonnes conditions.

— Alors, quelle distance le brouteur pourra-t-il parcourir ?

— Nous aurons la réponse bientôt. Sans isolation, le moteur ne fonctionnera pas longtemps.

Loin en arrière, les robots avaient abandonné la poursuite pour revenir vers les galeries de glace.

Purcell se courba sur le manche de direction et entreprit de serpenter pour rejoindre le plateau en surplomb. Déjà, le moteur toussait, comme pour se rebeller d’être obligé de travailler dans un climat aussi rigoureux.

— La radio fonctionne, n’est-ce pas ? demanda Cesca. Mieux vaut avertir la base.

— Oui. Le signal deviendra net dès que nous serons sortis de l’ombre.

Le brouteur tanguait de plus en plus. Purcell lui parla, l’implora… Il joua en douceur avec les commandes, et l’appareil consentit à avancer. Avec une lenteur pénible, il parvint à atteindre le sommet d’une seconde éminence, plus élevée. Puis les moteurs se grippèrent. Dans un ultime grincement, les éléments se figèrent, leurs lubrifiants brutalement congelés.

Cesca renifla l’air recyclé et décela une odeur de fumée.

— Il faut tout éteindre ! Si le feu prend dans la cabine, il va consumer l’oxygène qui nous reste.

— De toute façon, nous n’allons plus nulle part.

Tandis que Purcell désactivait les systèmes, Cesca dénicha un extincteur, avec lequel elle vaporisa de mousse le fond du véhicule, qui se remplissait de fumée. Tout danger immédiat était écarté, mais ils étaient coincés.

Cesca jeta un coup d’œil désespéré par les hublots. Ils s’étaient suffisamment éloignés pour que les robots ne s’intéressent plus à eux. Au loin, elle en aperçut d’autres, à l’entrée du tunnel. Ils lui rappelaient des insectes sociaux, comme ces abeilles que quelques clans de Vagabonds entretenaient, afin de vendre leur miel à prix d’or.

Purcell se repoussa du siège de pilotage.

— Inutile d’essayer de redémarrer, Oratrice Peroni. Les moteurs ont rendu l’âme. Ils ne peuvent tout simplement pas fonctionner par ce froid sans protection.

— J’aurais bien aimé que les robots klikiss aient le même problème, dit-elle en scrutant les formes noires que dégorgeait le tunnel. Pourquoi nous ont-ils attaqués ? Les Vagabonds n’ont jamais eu aucun contact avec eux, jamais. Jack Ebbe a bidouillé des systèmes en sommeil depuis longtemps ; se pourrait-il qu’il ait activé l’équivalent robotique d’un mouvement réflexe ?

— Ou bien attendaient-ils que quelqu’un d’autre les réveille ? suggéra Purcell. Le prince charmant, peut-être ?

Cesca alluma la radio et transmit un appel d’urgence à la base de Jonas 12. Dans les dômes, les ouvriers sonnèrent l’alarme, rappelèrent les brouteurs et dépêchèrent un véhicule de secours pour retrouver les deux survivants.

« Il va nous falloir un moment, Oratrice. Vous êtes très loin.

— Nous allons bien… aussi longtemps que les robots ne remarqueront pas notre présence. »

Se trouver ainsi vulnérable la mettait mal à l’aise, mais ils n’avaient pas d’autre moyen de revenir. Ils disposaient d’air et de nourriture jusqu’à ce qu’un brouteur vienne les chercher.

— Je suppose que vous ne voulez pas marcher jusqu’à la base ? demanda-t-elle à Purcell.

Il paraissait secoué, comme si le choc des événements le rattrapait seulement maintenant.

— Nous n’y arriverions jamais. La protection de nos combinaisons ne dure que quelques heures.

Durant leur attente, immobile au sommet de la deuxième éminence, Cesca utilisa le zoom pour surveiller l’activité des robots. Purcell écoutait les échanges radio de la base, jusqu’à ce qu’il doive l’éteindre afin d’économiser leurs batteries.

Cesca sentit une boule glacée se former au creux de son estomac, tandis que de plus en plus de robots émergeaient : une véritable armée occulte. Parfaitement réveillés à présent, ils s’alignaient en rangs innombrables.

Plus d’une centaine se mirent en marche, et des dizaines d’autres arrivaient encore : une force conquérante, qui progressait avec une précision implacable.

Droit sur la base des Vagabonds.

Soleils éclatés
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