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CELLI
Lorsque Celli regarda le golem de bois, l’image de son frère Beneto, parti de Theroc huit ans plus tôt, s’imposa à elle. Son visage calme et souriant ressemblait trait pour trait au souvenir de son enfance. Malgré ses mouvements empruntés et saccadés, les expressions étaient les mêmes.
Préoccupée par l’état de la forêt-monde, elle ne s’était pas rendu compte à quel point il lui manquait. Et après avoir appris que les hydrogues l’avaient tué sur Corvus, elle n’avait jamais pensé le revoir.
À présent, le golem-Beneto se tenait dans la clairière sous le récif de fongus reconstitué, ses yeux ligneux posés sur la foule venue le contempler. Pleins de trouble et d’espoir mêlés, les prêtres Verts scrutaient eux aussi cet étrange émissaire de la forêt-monde. Il était venu les aider, Celli n’en doutait pas une seconde.
— Vous êtes tous reliés à la forêt-monde, commença Beneto d’une voix qu’aucune gorge humaine n’aurait pu produire… même si Celli crut y déceler un timbre familier. Grâce au télien, nous sommes le prolongement des arbres. Les hydrogues m’ont détruit avec mon bosquet ; depuis, mon esprit vit dans les verdanis.
Sarein, la sœur aînée de Celli, était descendue du récif assister à cette apparition. Bien qu’ambassadrice de Theroc auprès de la Hanse, elle ne semblait pas à son aise ici, comme si elle avait oublié les arbres et ne se rappelait que les boutiques et les palais de la ville, ainsi que les bureaux du siège de la Hanse. La jeune femme était revenue apporter son aide, mais avec une visible réticence. Celli savait qu’elle aurait préféré se trouver sur Terre à s’occuper de politique plutôt que de cette interminable reconstruction.
Face à la réplique de son frère mort, Sarein semblait totalement dépassée. Celli eut envie de pouffer en voyant l’embarras qu’elle tentait de masquer.
La chair végétale qui animait Beneto était une manifestation humanoïde de la forêt-monde, une extension mobile. Et ce rôle lui seyait à merveille. Celli se rappelait la joie de son frère à servir les arbres conscients, avant qu’il parte s’occuper du bosquet de Corvus. Aujourd’hui, réincarné ainsi, il semblait goûter la sensation de sentir la terre sous ses pieds. Il pouvait remuer bras et jambes… et même sourire, ce qu’il fit quand il aperçut ses parents et ses sœurs. Et les arbres pouvaient vivre cela à travers lui.
— Une part de l’esprit des prêtres Verts vit au sein de la mémoire des arbres, poursuivit-il. Je porte la graine de chaque prêtre qui m’a précédé, et cependant ma personnalité et mes souvenirs demeurent intacts. (Il leva ses doigts aux bouts arrondis, pour toucher les contours de son visage et, comme s’il s’assurait de sa propre identité, il ajouta :) Beneto.
Celli s’accroupit près de son ami Solimar et colla un bras contre le sien. Le jeune prêtre Vert lui donna un coup de coude, et elle lui rendit la pareille pour le taquiner. Elle se laissa aller contre le vigoureux jeune homme, dont le visage se fendit d’un large sourire.
Un silence insolite entourait la forêt. Pendant des mois, des équipes de Vagabonds avaient dégagé le bois mort, creusé des tranchées d’irrigation, consolidé des bassins de retenue, garni le sol de treilles d’herbe à croissance rapide. Mais quelques jours auparavant ils avaient fait leurs bagages, craignant que les Forces Terriennes de Défense ne les traquent jusqu’ici, même si Theroc était censé être indépendant. À regret, ils avaient laissé les Theroniens poursuivre seuls la guérison de la forêt.
Celli voyait à quel point le chemin serait long avant son rétablissement complet. Pourquoi les FTD causaient-ils des problèmes à un pareil moment ?
— La forêt-monde sait ce qui la menace, continua Beneto, solennel. (Il ne semblait pas respirer : sa poitrine restait inerte, même s’il utilisait de l’air pour former ses mots.) Les hydrogues savent où nous trouver, et ils reviendront. Ils n’oublieront pas leur vendetta contre les verdanis. Or, nous restons incapables de nous défendre. Ni les Theroniens ni les Vagabonds ne le peuvent, pas plus que les Forces Terriennes. Par conséquent, nous devons assurer la survie de la forêt-monde par de nouveaux moyens.
À cette annonce, les prêtres manifestèrent leur inquiétude, même si aucun d’entre eux ne croyait que les hydrogues finiraient par les oublier. Beaucoup jetèrent des regards inquiets vers le ciel pommelé, comme si les orbes de guerre pouvaient descendre incessamment.
Yarrod se tenait au côté des parents de Celli. Son visage demeurait sévère. Maintenant qu’elle y songeait, la jeune fille ne se rappelait pas avoir vu son oncle joyeux. Alexa et Idriss, en revanche, ne dissimulaient pas leur excitation à voir leur fils, même s’il n’était plus la chair de leur chair.
— À présent, je m’exprime pour les arbres. C’est la raison pour laquelle j’ai poussé en leur sein, pour venir à vous… et pour m’assurer que les verdanis survivront. (Sa tête pivota.) J’appelle les prêtres Verts à essaimer sans tarder. Au lieu de planter des surgeons sur les collines calcinées de Theroc, disséminez la forêt-monde sur autant de planètes que possible.
Cette idée ravit Sarein. Celli discerna la fièvre qui faisait pétiller ses yeux. Ce serait un triomphe politique pour elle qui, naguère, avait encouragé les prêtres Verts à voyager dans les vaisseaux hanséatiques, où leur don de télien était inestimable pour l’échange d’informations.
— La Hanse sera heureuse de mettre ses vaisseaux à la disposition des prêtres, lâcha-t-elle. Cela permettra d’étendre le réseau de communication des colonies.
Manifestement, elle aurait préféré que les prêtres Verts restent à bord des vaisseaux, mais elle se contenterait de rapporter cette victoire au président Wenceslas.
Beneto opina pesamment.
— Cela permettra aux verdanis de survivre – peu importe ce qui arrive ici.
Celli souffla à Solimar :
— On dirait cette vieille histoire de Johnny Appleseed 1, qui battait la campagne en créant des vergers…
— Mais si l’on transporte les surgeons outre-monde, comment rétablira-t-on Theroc ? demanda Yarrod d’un ton inquiet. N’est-ce pas ce qui importe en priorité ? C’est notre foyer !
Beneto demeura silencieux un long moment, comme s’il recevait des messages de la forêt-monde. Puis, il regarda Celli et Solimas de ses yeux couleur bronze.
— Nous pouvons réussir les deux. La forêt, ici, dispose de grands pouvoirs. Pour guérir de ses blessures, elle doit seulement les réveiller.
1. Pionnier et missionnaire américain (1774-1845), John Chapman est resté dans l’histoire sous le surnom de « Johnny Appleseed » à cause de ses plantations de pommiers. Il est considéré comme l’un des premiers écologistes. (NdT)