12

ADAR ZAN’NH

Dans le centre de commandement, Zan’nh regardait, incrédule, les images provenant de la baie d’amarrage. Les membres de l’escorte et du comité de réception gisaient çà et là, assommés ou fauchés par les étourdisseurs. Les portes étaient verrouillées, les accès bloqués. Barricadé avec ses otages, Rusa’h réclamait l’impossible.

— Amenez nos ingénieurs là-bas, dit l’adar. Je veux qu’ils percent cette porte. Je veux reconquérir ma baie d’amarrage. (À contrecœur, il ajouta :) Si possible, gardez l’Attitré d’Hyrillka en vie… mais votre devoir passe en premier.

Les équipes sur place utilisaient des pinces coupantes et des pieds-de-biche, mais les battants étaient conçus pour résister aux explosions.

Sachant que Zan’nh observait, Rusa’h ordonna à ses rebelles de réunir le comité de réception. Sa voix ne laissait transparaître aucune compassion, aucune trace d’émotion. Il commandait ses adeptes, allongé sur sa réplique de chrysalit.

« Il vous reste peu de temps, adar. Livrez-moi ce croiseur, ou je commencerai à exécuter les prisonniers. »

Zan’nh ne parvenait pas à concevoir que son oncle puisse commettre pareille chose. Mais celui-ci avait déjà tué Pery’h… Il demanda à son opérateur radio :

— Vous avez des nouvelles de Qul Fan’nh ? Prévenez-le que le Premier Attitré va peut-être tenter un coup fourré. Je ne comprends pas ce qui se passe ici, mais mieux vaut ne pas se fier à Thor’h.

— Aucune réponse du croiseur, adar. Le qul ne répond pas à nos appels.

Une serre de glace se referma sur le cœur de Zan’nh. Était-il déjà trop tard ?

« Votre temps est écoulé, intervint Rusa’h, son visage inexpressif remplissant tout l’écran. Votre hésitation me force à vous prouver qu’il faut prendre mes exigences au sérieux. »

Ses assisteurs déplacèrent le chrysalit de façon que les caméras le filment de plain-pied. L’Attitré leva la main, et deux de ses gardes traînèrent le chef du protocole dans le champ de vision. Ce dernier n’avait pas encore recouvré ses esprits, après avoir été étourdi.

« Celui-là sera le premier. »

L’inquiétude de Zan’nh grandit. Jusqu’où Rusa’h comptait-il poursuivre cette scène grotesque ?

« Mon oncle, attendez ! Permettez-moi de… »

Son interlocuteur fit un geste calme, puis se renfonça dans ses coussins. Les deux gardes tirèrent des lames de cristal de leur étui ornementé fixé à la ceinture, puis agirent avec une efficacité de machines. Le premier poignarda le chef du protocole à la poitrine, l’autre à la gorge. Le sang artériel jaillit en écumant. Le corps s’effondra sur le pont. Ils reculèrent, leur uniforme éclaboussé de sang ildiran.

Zan’nh hoqueta, et dans le centre de commandement deux officiers laissèrent échapper un bruit de nausée.

« Vous… vous avez tué… »

Grâce au réseau de communication qu’il avait sous son contrôle, Rusa’h avait retransmis cette scène ignoble à chacun des membres d’équipage des quarante-sept croiseurs lourds.

« Dans trois minutes, j’exécuterai une autre victime. Je dois vous signaler que les effets des étourdisseurs se dissipent, les otages ressentiront donc leur agonie plus intensément. Cela n’en sera que plus douloureux pour vous, à cause du thisme.

— Arrêtez ! s’exclama Zan’nh.

— Vous savez comment arrêter cela, adar, répondit Rusa’h d’un ton morne. Je vous conseille vivement d’interrompre ce massacre. »

Sur une fréquence privée, Zan’nh appela son chef de la sécurité :

« Dans combien de temps aurez-vous percé cette porte ?

— Au moins une heure. Le blindage est solide. »

Bekh ! jura Zan’nh en sentant la serre de glace presser sa poitrine. Son esprit s’emballait, à la recherche de solutions. Via le thisme, son père avait perçu le danger qui menaçait, mais non les détails. Il aurait voulu avoir Adar Kori’nh à son côté pour le conseiller. Qu’aurait fait son mentor en une telle situation ? Comment aurait-il pu mettre fin à cela ? L’Attitré Rusa’h avait perdu la raison !

Les trois minutes parurent s’écouler en un instant.

Zan’nh avait intimidé des écopeurs d’ekti humains, voyagé jusqu’à des scissions sinistrées, accompli des manœuvres compliquées ; il avait combattu les hydrogues… Mais devant cette prise d’otages, et la menace d’éliminer un individu après l’autre, Zan’nh se sentait aussi impuissant qu’un néophyte. Il avait entendu parler de tels comportements chez les fous et les héros humains, mais jamais chez un Ildiran. Il n’avait aucune expérience de ce genre de situation.

Malgré sa conduite odieuse, l’Attitré d’Hyrillka était toujours le frère du Mage Imperator. C’était toujours un Ildiran.

Mais Zan’nh ne pouvait permettre à un Attitré rebelle de s’emparer de ses croiseurs. À quoi Rusa’h les destinait-il, pour être ainsi prêt à tuer pour les obtenir ? Sans nouvelles victimes, Rusa’h ne disposerait plus de moyen de pression. Zan’nh devait-il sacrifier froidement les soixante-dix otages, laisser l’Attitré et ses rebelles les massacrer, dans la seule intention de prévenir un plus grand désastre ?

Attendre sans rien faire : comment vivre avec ce souvenir, ensuite ? Il était l’adar de la Marine Solaire ! Ces otages étaient ses fidèles soldats. Il les avait menés à la bataille de Hrel-oro contre les hydrogues. Après qu’ils eurent subi les assauts de l’ennemi ainsi que la perte accablante d’un croiseur, Zan’nh les avait conduits sur Hyrillka afin de restaurer leurs forces et leur confiance. Comment pouvait-il échouer de nouveau ? Comment pouvait-il les abandonner ?

Rusa’h n’avait pas l’intention de discuter.

« Le temps est venu pour votre deuxième leçon. Vous avez gaspillé votre temps, et trois minutes passent si vite…

— Non ! cria Zan’nh dans son micro. Laissez-moi envoyer un conseiller pour négocier vos exigences…

— Il n’y a rien à négocier. J’ai été parfaitement clair. (Cette fois, ses disciples traînaient une guerrière qui se débattait.) Vous allez finir par apprendre, adar. Même soumis aux illusions du Mage Imperator, vous êtes intelligent, mon neveu. »

Ils dépouillèrent la femme soldat de son armure, la laissant vulnérable. À présent, les effets de l’étourdisseur avaient disparu.

« Je réitère ma demande : capitulez-vous ? Me remettez-vous vos croiseurs ?

— Je ne peux pas, répondit Zan’nh, luttant pour puiser du courage en lui-même. Vous ne devez pas accéder à… »

L’Attitré d’Hyrillka inclina la tête, et ses disciples frappèrent une fois encore. La guerrière gargouilla pendant qu’elle saignait à mort ; son corps rejoignit celui de la première victime sur le pont.

Par le thisme, Zan’nh ressentait chaque mort comme une aiguille chauffée à blanc enfoncée dans son œil.

« Combien de corps devront-ils s’empiler à vos pieds, adar ? Vous savez que vous vous rendrez. De combien d’exécutions inutiles serez-vous responsable ?

— Nous vous vaincrons, siffla Zan’nh à travers ses dents serrées. Et chaque meurtre s’ajoute à la liste de vos crimes.

— Mes crimes ne sont rien. Le faux Imperator Jora’h, en revanche, sera jugé pour avoir dévoyé le peuple ildiran. »

Zan’nh n’avait toujours aucune nouvelle de Qul Fan’nh ni de Thor’h. Sur une ligne sécurisée, il appela les commandants des autres croiseurs :

« Je veux des solutions, des idées. Quelqu’un a-t-il une suggestion ? »

Jadis, Adar Kori’nh avait entraîné ses subordonnés sur des simulations de guerre humaine, afin de les voir réagir à l’imprévu. Zan’nh avait été promu grâce à son esprit inventif. Mais aujourd’hui les idées le fuyaient. Il ne parvenait pas à penser de façon rationnelle.

— Peut-on noyer la baie d’amarrage de gaz anesthésiant ?

— C’est possible, répondit un technicien, mais modifier la ventilation prendrait plus de temps que le découpage de la porte. Nous n’avançons, pas assez vite hélas. L’Attitré d’Hyrillka ne nous laisse pas le temps nécessaire.

— Il le sait. C’est pourquoi il impose un tel délai si court.

Bien trop vite, Rusa’h émit :

« Les trois minutes sont passées, adar. »

Il leva de nouveau la main. Malgré les supplications de Zan’nh, il ordonna le meurtre d’un troisième membre du comité de réception.

— Que doit-on faire ? demanda le technicien. Nous pourrions ouvrir l’écoutille extérieure et couper le champ de confinement atmosphérique. Cela nous sortirait de cette impasse, en tuant l’Attitré et ses disciples…

— Ainsi que les otages, acheva Zan’nh. Je ne suis pas prêt à cette solution. Trouvez-moi autre chose.

Deux des favorites de Rusa’h au regard d’acier entraînèrent une quatrième victime : un capitaine de la garde, encore sonné par deux décharges d’étourdisseur. Avec un sourire cruel, l’une des femmes posa son poignard de cristal sur sa gorge, la pointe effleurant sa peau épaisse.

« Regardez cet homme, adar, dit Rusa’h, l’air sincèrement désolé. Vous tenez sa vie entre vos mains. Votre choix décidera de sa mort ou de sa liberté.

— Je n’accepte pas la responsabilité de votre folie !

— Il vous reste moins d’une minute, rappela Rusa’h, comme s’il avait, lui, tout le temps du monde. Je répète ma question : me remettez-vous votre maniple ?

— Dites-moi ce que vous avez fait sur Hyrillka ! Pourquoi voulez-vous ces vaisseaux ? La Marine Solaire a toujours défendu votre planète. Quel est le but de…

— Je serai ravi de vous expliquer tout cela plus tard, mais je vous ai donné mes conditions. Une fois de plus, votre temps est écoulé. Je ne supporterai pas davantage d’atermoiements, alors même que vous poursuivez vos tentatives pour m’arrêter. »

Il fit un geste, et la favorite enfonça sa lame à la base du menton du capitaine de la garde, jusqu’au cerveau. Il tomba sans un son, le regard impassible, alors même que la mort brouillait ses yeux.

Une nouvelle secousse déchira le thisme. Zan’nh refoula un cri, comme des pointes de douleur vrillaient son esprit.

Soudain, la voix de Thor’h retentit sur la fréquence :

« Mon oncle ? Il faut une motivation plus forte à mon frère. Il n’a pas encore saisi jusqu’où nous pouvons aller. »

À son grand désarroi, Zan’nh vit le Premier Attitré entouré de ses gardes, dans le centre de commandement du croiseur lourd de Fan’nh. Autour d’eux, des soldats épars gisaient sur le pont, au milieu de flaques de sang. L’adar se sentit mal.

« Thor’h !

— Prends le temps de réfléchir, mon frère. Écoute l’Imperator Rusa’h. Tu comprendras nos raisons, et verras que nous sommes dans le vrai.

— Arrêtez de massacrer mon équipage, et j’examinerai vos arguments.

— L’adar semble croire qu’il est en mesure de négocier, dit Rusa’h.

— Je vais lui prouver le contraire, Imperator, répondit Thor’h en se tournant vers ses gardes. Ouvrez le feu ! »

Le croiseur lourd de Fan’nh lâcha une bordée de missiles cinétiques et de faisceaux d’énergie, qui frappèrent la coque et les propulseurs du vaisseau ildiran le plus proche. Celui-ci explosa, les flammes et la décompression tuant des milliers de membres d’équipage.

L’éclair aveugla Zan’nh, et il tituba jusqu’à heurter la rambarde circulaire. Une cacophonie de douleur résonnait à travers son système nerveux, le paralysant. Les cris des mourants se répercutaient, assourdissants, dans le thisme. Un croiseur tout entier ! Des sacrifiés par milliers !

Dans la baie d’amarrage assiégée, Rusa’h reprit froidement :

« Vous avez trois minutes, adar Zan’nh. »

Soleils éclatés
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